Affaire Grande-Synthe : doit-on s’inquiéter pour l’avenir de la justice climatique en France ?

Affaire Grande-Synthe  doit-on s’inquiéter pour l’avenir de la justice climatique en France

Pour rappel, après avoir déposé un recours gracieux en novembre 2018 – resté sans réponse – auprès du gouvernement pour demander à la France d’intensifier sa lutte contre le changement climatique, Damien Carême, le maire de Grande-Synthe, commune des Hauts-de-France particulièrement exposée aux risques de submersion marine et d’inondation, avait décidé en 2019 de saisir le Conseil d’État. Une initiative soutenue par la ville de Paris et les quatre ONG parties prenantes de l’Affaire du siècle.

Cette plainte auprès de la haute juridiction visait "l’inaction climatique" des dirigeants français. Les décisions Grande-Synthe I et II, rendues respectivement en novembre 2020 et juillet 2021, avaient suscité l’enthousiasme.

Une nouvelle décision

Ce 10 mai 2023, une troisième décision est tombée. La haute juridiction enjoint à nouveau le gouvernement à prendre toutes mesures supplémentaires utiles pour assurer la cohérence du rythme de diminution des émissions de gaz à effet de serre avec la trajectoire de réduction de ces émissions retenue par le décret du 21 avril 2020. Et ce en vue d’atteindre les objectifs de diminution fixés par le code de l’énergie et par le règlement (UE) du 30 mai 2018 avant le 30 juin 2024.

Le gouvernement doit également produire, à échéance du 31 décembre 2023 puis au plus tard le 30 juin 2024, tous les éléments justifiant de l’adoption de ces mesures et permettant l’évaluation de leurs incidences sur ces objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre.

Cette décision constate l’inexécution de la précédente, rendue le 1ᵉʳ juillet 2021.

Dénuée d’astreinte, cette nouvelle injonction du 10 mai dernier peut décevoir, puisque le gouvernement ne sera pas retoqué pour son retard.

Décision insuffisante

Si l’on place cette décision dans un double contexte, international et national, l’effet relatif que ce contentieux a pour l’instant sur les politiques climatiques du gouvernement peut surprendre.

Sur le plan international, la multiplication du nombre des contentieux climatiques et la synthèse du 6e rapport du GIEC qui souligne le rôle important de ces actions en justice sur la gouvernance mondiale du climat, invitent à considérer ce type de procès comme des accélérateurs des politiques publiques climatiques. Si l’on percevait en France le phénomène comme une révolution judiciaire, la dernière décision de Grande-Synthe jette un froid sur ces perspectives.

La question climatique constitue une urgence planétaire tout en soulevant de clivages et tensions au sein de la société et du gouvernement lui-même. Le Conseil d’État avait donc ici une nouvelle occasion de se démarquer et de se montrer le gardien de l’activité ou inactivité de l’administration en matière de politiques climatiques. C’est ce qu’il avait fait lors de décisions Grande-Synthe I et II.

Des juges peu pressés

Cette fois-ci, il a au contraire préféré se montrer bienveillant avec le gouvernement et ne pas lui imposer de sanction.

Alors même que le Conseil d’État a souligné à plusieurs reprises que son office consistait à examiner l’obligation du gouvernement d’honorer une injonction, cette tâche semble incomplète. La décision du 10 mai 2023 met en effet en évidence que le gouvernement n’a pas fait ce qui lui avait été ordonné, justifiant ce manquement par des raisons fondées sur des hypothèses incertaines.

Mais la décision n’explique pas pourquoi le Conseil d’État préfère s’autolimiter. Si les juges paraissent avoir intégré que l’affaire de Grande-Synthe concerne l’avenir et la capacité de la France à respecter son calendrier de réduction des émissions, ils ne semblent pas pour autant pressés de vouloir accélérer la cadence du gouvernement.

Au vu de ce contexte, trois éléments nous paraissent particulièrement intéressants.

Un constat d’inexécution

En premier lieu, le Conseil d’État dresse le constat d’une inexécution de la décision Grande Synthe-II du 1er juillet 2021 qui visait l’objectif de réduction d’émissions de 2030. Le gouvernement devait justifier que les mesures prises, ainsi que les mesures qui peuvent encore être raisonnablement adoptées pour produire des effets dans un délai assez court, rendraient possible une courbe des émissions de GES compatible avec l’atteinte des objectifs fixés à l’échéance 2030.

Au terme de l’analyse, le Conseil estime que si des éléments crédibles et étayés permettent de regarder la trajectoire d’atteinte de ces objectifs comme respectée, il pourrait clore le contentieux. Au vu de ces éléments, le Conseil considère "qu’il existe des risques majeurs persistants de ne pas atteindre les objectifs fixés pour 2030".

Si "les objectifs de réduction des émissions fixés pour les années 2020, 2021 et 2022… ont été ou pourraient être atteints" (Rapport annuel du HCC 2021, p.p.140-150), ces résultats doivent être replacés dans le contexte de l’assouplissement des buts assignés au deuxième budget carbone ainsi que de la baisse très significative des émissions constatées en 2020.

Il conclue ainsi "qu’il y a lieu, en l’état, de compléter l’injonction… en édictant… les mesures complémentaires nécessaires pour en assurer l’exécution totale, sans qu’il soit besoin par ailleurs de prononcer une astreinte".

Pas d’astreinte à ce stade…

Deuxième point de la décision, malgré le constat d’inexécution et alors même qu’une nouvelle injonction de faire sera ordonnée pour la deuxième fois par la haute juridiction, les juges se refusent cependant à exiger une astreinte. Deux raisons l’expliquent.

L’une tient au contentieux lui-même et au concept du juge de l’exécution que le Conseil d’État incarne. Sa démarche doit en effet tenir compte du comportement de l’administration, en recherchant la meilleure façon de parvenir à l’entière exécution. Pour eux, une astreinte est un constat d’échec de l’effectivité des décisions juridictionnelles, nullement un palliatif à leur nécessaire exécution. Les juges se tiendront à une nouvelle injonction sans aller jusqu’à ordonner d’astreinte.

L’autre explication s’ancre dans la nature même des normes climatiques devant être appliquées et respectées. La décision expose que "… ces éléments doivent être regardés comme manifestant la volonté du gouvernement d’atteindre les objectifs de réduction des émissions fixés en l’état à l’échéance 2030 et d’exécuter, ce faisant, la décision du 1er juillet 2021…".

Contrairement aux contentieux sur la pollution de l’air, les juges préféreront faire confiance au gouvernement et observer dans les actions de ce dernier une "volonté" de parvenir aux objectifs, plutôt qu’y voir de la procrastination ou un défaut de (bon) pilotage de politiques climatiques.

Une justice climatique qui patine ?

Enfin, la décision du dernier mai interroge : compte tenu de l’absence d’astreinte, le gouvernement se sent-il vraiment sous pression, comme semblaient le présager les premiers contentieux climatiques ? Car cet épisode s’ancre dans une série de contentieux climatiques qui donnaient jusqu’ici le sentiment que la justice climatique pourrait réellement contribuer à accélérer le rythme de diminution d’émissions de GES.

Les premières décisions de Grande-Synthe laissaient en effet l’espoir en actant l’acceptation par la haute juridiction de la requête de la commune de Grande-Synthe et des parties requérantes. Elles avaient aussi fait reconnaître la force normative des documents attenants à la programmation climatique (la stratégie nationale bas carbone).

L’affaire du siècle I et II, quant à elles, avaient obtenu la reconnaissance d’un préjudice climatique du fait d’une altération de l’atmosphère à cause des émissions de GES. Le tribunal administratif de Paris avait retenu la responsabilité de l’État pour préjudice écologique pur, causé par l’inaction de l’État dans sa lutte contre le changement climatique pour la période 2015-2018, lequel était ainsi considéré responsable d’un mauvais pilotage des politiques climatiques.

Plutôt que de continuer à tracer ce sillon encourageant, la décision Grande-Synthe III revient d’une certaine façon en arrière, du moins semble mettre un coup de frein aux ambitions de la justice climatique.

Marta Torre-Schaub, Directrice de recherche CNRS, juriste, spécialiste du changement climatique et du droit de l’environnement et la santé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock/ Piskova Photo

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