Sept heures passées aujourd’hui sur des réunions ou interventions en mode Zoom ou Teams. Sept heures assis, face à cet écran, devant ce fond d’écran.
On estime parfois que la technologie déshumanise. Qu’à travers elle, le geste devient machinal. Que le sensible nous quitte. C’est ce que montre une partie de nos recherches en cours sur les télétravailleurs de la crise sanitaire actuelle.
Un télétravailleur témoigne ainsi :
« Certes, quand on est dans un open space, chacun est derrière son ordinateur. Mais on est quand même tous les uns à côté des autres et on se retrouve à la machine à café lors de la pause. Désormais, on ne se voit plus qu’à travers des écrans et donc oui, bien sûr, ça déshumanise énormément et rend le travail plus formel ».
Nombre de nos échanges avec des managers vont également dans ce sens. On craint plus que jamais de « perdre le contact », de « virtualiser la relation », de « désincarner nos collaborations ». Sur ce chemin, c’est alors tout notre rapport à l’autre et le sens même du collectif qui s’évaporerait.
« Piégé » dans un filtre de chat
Mais au fil de nos observations et de nos entretiens, une proposition plus paradoxale se fait jour. Dans ces temps télétravaillés, le corps est plus présent que jamais. On ne l’oublie plus dans le mouvement. Il nous parle, dans l’inconfort de l’immobilité. On cherche la bonne position. On s’étire. Dans les échanges de la réunion, on devient plus que jamais cette forme dans un petit carré : un visage.
Des heures durant, on s’expose. On existe par la plus humaine des parties de notre corps, cette face qui exprime tout notre être. Qu’il est épuisant de montrer en permanence ses émotions, ses affects, par ce biais. Le mur de la visioconférence devient la plus affichée, la plus incontournable des humanités.
Malheur à celui ou celle qui la masque, même par accident, avec un filtre de chat qui recouvre le visage… Il pourrait bien devenir rapidement la risée de toute la toile, à l’image de cet avocat « piégé » dans un tel filtre, en février dernier. La vidéo de l’incident a ainsi été vue plus de 10 000 000 de fois sur YouTube (en cumulé).
On se sait regardé de façon croisée par un autre visage dont on ne sait pas où plongent les yeux. On sent ces présences autour de nous, à la fois visibles et invisibles. Parfois, une question écrite ou parlée montre que l’attention dont on doutait est là. On nous envoie un message public ou privé. À d’autres moments, une main (sous le visage) se lève.
Le fond d’écran de plus en plus souvent factice ne rend que plus criante la seule et étouffante présence humaine. La tentation est alors grande de faire ce que beaucoup font : on coupe la caméra. On se met en retrait pour redevenir tout un corps, pour être vraiment dans son émotion, dans ses affects.
Une des personnes interrogées (une consultante) nous a ainsi confié :
« Les gens ont tendance à ne pas mettre leurs caméras pour éviter d’être vus. Et même lorsqu’on les voit, il devient difficile de lire tous les signaux faibles, qui nous donnent des informations sur leur comportement ou leur avis. Et ça demande beaucoup plus d’efforts pour les lire. Pour moi, c’est directement lié au sentiment de fatigue que beaucoup de personnes ressentent avec le télétravail ».
Mais le grand mur noir en face de nous devient alors un miroir qui saisit notre activité en plan large (voir sur ce sujet le propos du philosophe Gilles Deleuze en matière d’image-affection et de visage). En reprenant le mouvement, on est plus que jamais dans un corps. Libre de ne pas être vu pour aller grignoter à la cuisine. Libre de lire ce dossier en retard. Libre de regarder cette vidéo.
On est alors fort de la possibilité de vaquer à autre chose sans être vu. Mais à tout moment, l’œil peut s’ouvrir à nouveau. On peut être surpris ou se surprendre en pleine fuite. On se rattrape ensuite comme on peut.
Réapprendre la latéralité
À nouveau, la technologie ne nous déshumanise pas. Au contraire, elle nous bloque dans une bulle d’affects dont on ne sort pas vraiment. On aimerait vagabonder, dériver hors de nous-même, suivre ce grand fil d’attachements qui nous rend moins personnel. Mais on ne peut pas. On est piégé dans l’instant. Dans un trop plein d’humanité. Tellement plein qu’il nous rend finalement inhumain.
Visioconférence et sociabilité : réenchantons nos quotidiens https://t.co/HObX579SpF pic.twitter.com/pRz51smrZh
— The Conversation France (@FR_Conversation) April 15, 2020
Garder une juste sensibilité, c’est peut-être pouvoir être simplement dans le flux des événements qui nous environnement et nous constituent. Sans moment pour bouquiner ou vraiment parler avec les autres, notre sensibilité se met en retrait.
Un autre de nos interviewés suggère ainsi :
« Le simple fait de travailler en présence d’autres personnes et d’échanger en temps réel sur les sujets, c’est une sorte de brainstorming en continu. Les idées peuvent émerger sur le moment même. Une réflexion d’une personne peut nous faire penser à quelque chose et inversement. À distance, on perd vraiment cet aspect. Certes, on se retrouve virtuellement pour mutualiser, mais je pense qu’il y a une importante déperdition parce qu’il n’y a plus la spontanéité de l’échange ».
Et si le management ouvrait aussi à cette dérive ? Si le manager s’abandonnait, plus que jamais, à l’écoute du collaborateur, du client, du fournisseur ? S’il acceptait parfois de revenir vers des textes et des narrations que les collaborateurs partagent et même parfois, coécrivent ? Il devrait alors réapprendre la latéralité. Celle du voyage, de la marche, de la contemplation ensemble « à côté de ».
C’est une des conclusions de nos recherches en cours sur les télétravailleurs et le management décentré qui prend forme, de plus en plus, dans les marges de l’organisation traditionnelle.
Pour réapprendre cette latéralité dans un monde de plus en plus digitalisé, il s’agit donc de penser le travail « à côté les uns des autres », et de sentir le collectif qui se forme à travers nos activités. On peut aussi mettre de côté les outils de visioconférences, le temps de retrouver ses collègues ou ses clients pour une réunion en présentiel.
La latéralité devient alors un enjeu spatial (être à côté de) autant que temporel (on enchaîne des instants qui sédimentent en nous). Lors d’une réunion en ligne que nous avons observée, nous étions ainsi surpris d’entendre un manager dire à un collaborateur : « ça n’a pas l’air d’aller ? ». Cela n’était pas les 3 secondes de réunion qui avaient mené à cette conclusion. C’était bien sûr l’accumulation de centaines d’heures de collaborations passées de près avec cette personne.
Le télétravailleur doit pouvoir encore sentir ces visages, ces voix, ces gestes, ces intonations qu’il ne sent plus tout à fait. Les ayant côtoyés en présentiel, ils habitent le présent de l’échange digital et lui donnent toute sa profondeur.
Cet article, qui s’appuie sur l’intervention de François-Xavier de Vaujany lors de la conférence « Seuls ensemble, et après ? » des Mardis des Bernardins, le 16 mars 2021, qui reprend les conclusions de deux recherches en cours : l’une menée à partir de la thèse de doctorat de Léo Bancou (financement contrat doctoral Paris-Dauphine) sur les modes de co-présences des télétravailleurs ; et une autre conjointe à François-Xavier de Vaujany et Léo Bancou sur les modes d’expression cinématographique des télétravailleurs à l’ère digitale.
François-Xavier de Vaujany, Professeur en management & théories des organisations, Université Paris Dauphine – PSL et Leo Bancou, Doctorant, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.