La guerre au Yémen, qui s’est internationalisée depuis trois ans (mars 2015), est l’une des plus désastreuses. Son bilan se chiffre déjà par des milliers de civils tués, 2,9 millions de personnes déplacées, huit millions de personnes en risque de famine (80 % des civils du pays, soit 22 millions de personnes, dont 11 millions d’enfants, sont dépendants de l’aide humanitaire) et des pandémies redoutables, notamment de choléra – un million de cas suspects, soit la pire épidémie au monde – et de diphtérie, qui ne pourront qu’alourdir ce bilan.
Cette guerre a également été marquée par des crimes de guerre, commis par toutes les parties au conflit, des bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de marchés, et l’existence d’une génération sacrifiée sur le plan éducatif – 75 % des écoles sont détruites – dont les conséquences seront lourdes pour l’avenir. Aujourd’hui, seulement 45 % des hôpitaux et dispensaires sont en état de fonctionnement.
Le chaos actuel est aussi pain bénit pour les groupes terroristes, d’abord ceux liés à Al Qaïda puis l’Etat islamique, semble-t-il depuis 2015, et, qui y trouvent un terrain fertile. Faut-il ainsi rappeler que l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo a été revendiqué par Al Qaïda depuis le Yémen, où l’aîné des frères Kouachi avait subi un entraînement militaire en 2011 ?
Un drame sans fin
Malgré l’alerte lancée depuis longtemps par plusieurs agences des Nations unies et les ONG, le silence de la « communauté internationale » est pesant : aucune résolution du Conseil de sécurité des Nations unies n’a vu le jour depuis trois ans et de nombreuses puissances semblent se désintéresser d’un conflit dont elles ne voient pas l’issue possible – et l’opinion publique s’en détourne.
Toutefois, à la suite de la rencontre du 10 avril 2018 entre Emmanuel Macron et le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane, le principe a été acté d’une conférence internationale humanitaire. Mais celle-ci, qui se tient au niveau des « experts » à Paris le 27 juin et non, comme prévu initialement, au niveau ministériel ne semble pas devoir produire des résultats significatifs. D’autant que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont déclenché, le 13 juin, une offensive sur le port d’Hodeidah, principale infrastructure du pays par lequel transite l’essentiel des importations et de l’aide humanitaire. D’ores et déjà, le contrôle des navires arrivant au port impose des délais supplémentaires pour leur délivrance aux populations auxquels s’ajoutent des trafics divers opérés par les Houthis. Dès avant le « déclassement » de cette conférence, beaucoup avaient d’ailleurs attiré l’attention sur les limites d’une co-organisation avec le royaume wahhabite, sans doute la principale partie au conflit. La plupart des ONG pointent aujourd’hui une conférence au mieux inutile.
Cela signifie-t-il qu’il ne faut rien faire et que la France ne doit pas prendre d’initiatives ? Certainement pas. La situation sur place requiert une stratégie de l’urgence puisque des centaines de milliers de victimes sont à redouter. Mais il faudra également de manière urgente bâtir une stratégie d’ensemble et de plus long terme si l’on entend éradiquer ce qui est aussi devenu un foyer majeur de déstabilisation du Moyen-Orient et au-delà.
Les données d’une guerre
La guerre au Yémen n’est certes pas nouvelle. Depuis la réunification du nord et du sud Yémen en 1990, le pays connaît une forte instabilité marquée dès 1992 par une tentative de sécession du sud dans la région d’Aden et le début de la sécession houthiste au nord dans la région de Saada. Elle s’est intensifiée lors de la révolution yéménite de 2011 contre le Président Ali Abdallah Saleh – alors au pouvoir depuis 32 ans et assassiné fin 2017 par les Houthis avec lesquels il s’était allié avant de se retourner vers l’Arabie saoudite –, l’expansion de la rébellion houthiste en 2014 (qui prend Sanaa le 21 septembre) et l’intervention de l’Arabie saoudite en 2015. Le tout sur fond de la création d’une base arrière pour le terrorisme international, encore renforcée par la création d’Al-Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), en janvier 2009.
Cette guerre n’est aussi pas « simple » en comparaison de la guerre en Syrie, voire en Libye. En Syrie, elle a commencé lorsqu’Assad, soutenu par la Russie et l’Iran, a entrepris de réprimer dans le sang une révolution pacifique après des dizaines d’années d’une répression brutale. En Libye, elle oppose aujourd’hui deux groupes rivaux ; même si, dans les deux cas, les groupes terroristes ont profité du conflit pour se renforcer.
Au Yémen, le conflit est plus ancien, lié notamment à la division du pays avant 1990, aux changements d’alliances, voire d’adaptation d’une doctrine idéologico-politique – l’histoire du mouvement houthiste est, à cet égard, instructive. Il est également lié à la contestation du pouvoir en place – Saleh hier, aujourd’hui Abd Rabbo Mansour Hadi, exilé à Riyad et dont la légitimité est faible dans le pays (y compris aux yeux de certaines tribus sunnites), mais qui est reconnu comme légitime par les Nations unies.
Lire ce conflit à la lumière d’une rivalité binaire entre les sunnites et les chiites est erroné. Les Houthis eux-mêmes n’ont pas toujours été hostiles à l’Arabie saoudite et leur forme de chiisme, le zaïdisme, est assez éloigné de l’iranien. Ils n’avaient aucune appétence pour être les relais de l’Iran dans la région. Si leur position s’est radicalisée depuis la seconde guerre d’Irak, leur revendication initiale est surtout d’un surcroît d’autonomie et d’un certain respect de leurs particularités, accentués depuis la répression de leur rébellion en 2004.
Les sunnites, de leur côté, sont loin de soutenir de manière unanime la coalition. Tous redoutent la mainmise des groupes terroristes dans le pays. Si tant l’intervention de l’Arabie saoudite que le soutien de l’Iran et des milices chiites aux groupes houthistes – avec une présence nettement moins forte qu’en Syrie, au Liban et en Irak – tendent à accentuer la division entre ces deux branches de l’islam, celle-ci n’est pas inscrite comme telle dans l’histoire yéménite.
Cette guerre par procuration entre l’Arabie et l’Iran ne fait qu’accentuer la déstabilisation du Yémen. L’intervention de ces deux puissances extérieures modifie certainement le rapport des forces et les conflits idéologiques au Yémen, mais il n’exprime pas une réalité préexistante. A la différence de la Syrie et de l’Irak, la menace de déstabilisation provient moins du seul Iran que du conflit lui-même et du renforcement des groupes terroristes qu’il permet.
Faut-il encore préciser qu’en termes d’exactions, de violations de droit et probablement de crimes de guerre, l’ensemble des parties sont responsables – groupes liés à l’ancien Président Saleh comme au Président Hadi, rebelles houthis, organisations terroristes, coalition saoudo- émiratie, cette dernière étant toutefois, en nombre, à l’origine de la plupart.
Arabie saoudite : l’incohérence d’une politique
La volonté de limiter l’influence iranienne au Yémen est au cœur du projet du prince héritier Mohammed Ben Salmane. Alors qu’il n’était que ministre de la Défense d’Arabie saoudite, il a été l’inspirateur de l’intervention du Royaume en 2015. Pour autant, cette politique ne paraît guère dictée par une stratégie à moyen terme. Elle ne se donne pas non plus tous les moyens de cette ambition, l’Arabie saoudite limitant son intervention à des frappes aériennes et refusant, y compris en raison de risques internes, à y déployer des troupes au sol – ce que font toutefois les Émirats, de manière certes limitée.
Même en adoptant un point de vue rationnel saoudien, l’offensive en cours contre Hodeidah n’annonce pas un contrôle nécessairement durable du port, encore moins du pays. Après plus de 16 000 frappes aériennes depuis 2015 – dont un tiers a touché des civils, l’Arabie saoudite et ses alliés ne sont pas parvenus à contrôler le Yémen, à imposer un règlement du conflit, à imposer un président légitime et à mettre un terme à l’expansion d’AQPA, dont la propagande exploite les crimes commis et joue sur les valeurs communautaires.
Une prise de Hodeidah pourrait peut-être marquer un recul des Houthis, mais sans doute pas être décisif en raison de la physionomie même du pays (zones montagneuses difficiles d’accès), et limiter le risque de frappes de drones sur le sol saoudien. Cela ne suffirait pas à arrêter l’expansion de l’Iran, en tout état de cause plus redoutable ailleurs. Les Émirats utilisent aussi des forces irrégulières yéménites venant du sud auxquelles se joignent des mercenaires soudanais dont les capacités de mener des combats urbains de haute intensité sont incertaines.
Il est fort à gager, en revanche, que le prince héritier y perdra une bonne partie de sa crédibilité internationale et de sa recherche de partenaires dans le cadre du plan Vision 2030, déjà entamée avec ses hésitations en Syrie et la nouvelle fermeture du royaume dont témoignent l’arrestation récente de féministes iraniennes, les nombreuses peines capitales appliquées récemment et l’absence toujours de libération de Raif Badawi et des autres prisonniers d’opinion.
Un engagement de plus en plus risqué pour les puissances occidentales
L’Arabie, en poursuivant une politique unilatérale affronte aussi un risque diplomatique sérieux à la mesure de celui que connaissent ses alliés. Ceux-ci pourraient bien avoir de plus en plus de difficultés à conserver leur alliance traditionnelle avec le Royaume au moment même où celui-ci, paradoxalement, fait mine de se libéraliser. Alors que ces promesses d’ouverture pouvaient faire de l’Arabie un allié d’autant plus légitime au Moyen-Orient qu’il paraît enclin à mettre un terme à son soutien aux groupes terroristes, à déradicaliser son propre islam, et que, par ailleurs, il n’a jamais eu une politique d’expansion et de déstabilisation, son comportement brutal et inconséquent au Yémen place ses alliés dans une position difficile – ce qui ne pourra que nuire à l’image du Royaume d’un rempart contre l’Iran.
Pour les Alliés, dont la France, le risque est d’abord juridique. Comme plusieurs ONG l’ont fait remarquer, un Etat qui fournirait des armes aux pays participant à la coalition menée par l’Arabie et les Émirats pourrait être réputé avoir violé le Traité sur le commerce des armes (TCA) et la position commune de l’Union européenne de 2008 si ces armes étaient utilisées contre des populations civiles. Des vidéos montrant la présence de matériel français dans l’action au Yémen ont pu semer un certain trouble. La France a admis étudier une mission de déminage du port d’Hodeidah, action non offensive, mais certes permissive, alors que les États-Unis ont au même moment décliné une demande de soutien de la part des Émirats arabes unis.
Le risque pourrait être, dès lors, politique aussi pour le Président français, chantre des droits de l’homme comme en témoigne son discours à l’Assemblée générale des Nations unies, et avocat inlassable du multilatéralisme et donc des règles juridiques qui en résultent. Au même titre qu’une position trop conciliante envers le régime criminel d’Assad et ses alliés russe et iranien, une accusation d’incohérence envers l’Arabie saoudite entamerait sa crédibilité internationale.
Enfin, le risque serait diplomatique à un double titre. D’un côté, une incapacité à peser sur l’Arabie saoudite risquerait d’affaiblir la crédibilité de la France en tant que médiateur efficace dans des conflits internationaux. Cela pourrait avoir des répercussions dans d’autres zones où le Président français entend jouer le rôle de médiateur. D’un autre côté, alors que l’Arabie saoudite et les Émirats sont d’authentiques alliés en Syrie et en Irak, une continuation de leur politique de gribouille au Yémen devrait conduire à nous en priver sur ces zones.
Toute la difficulté est, certes, d’être à la fois ferme sur les principes, d’abord parce que ce sont des principes, ensuite parce que la politique conduite par la coalition menée par l’Arabie saoudite est sans issue autre que le développement du terrorisme dans un État failli, et suffisamment engageants pour ne pas nous couper d’un allié potentiel important par ailleurs. Tenir cette position n’est pas aisé dans le contexte d’incertitudes de la politique américaine.
Quel agenda pour l’action ?
Il n’existe pas de voie évidente pour résoudre la guerre au Yémen et cela serait une erreur de dessiner un plan pour la direction du Yémen sur la base de supposées données ethniques ou religieuses. Il n’y a pas d’autre solution, pour le coup, qu’une forme de conférence associant tous les groupes et intérêts en présence. Dans cette perspective, nous devons nous prémunir contre quatre risques.
- Le premier risque est la trop forte communication. La France a eu raison de lancer une initiative sur le Yémen ce 27 juin, mais celle-ci ne peut aboutir que dans la plus grande discrétion et sans effet d’annonce prématuré. Il faut laisser le temps à la discussion et ne pas attendre une victoire immédiate. Celle-ci au demeurant ne sera pas celle de notre pays, mais de tous ceux qui y ont collaboré.
- Le deuxième écueil consisterait à écarter les Nations unies. Celles-ci disposent désormais d’un envoyé pour le Yémen, sérieux et compétent, Martin Griffiths, et de responsables d’agences de qualité. Martin Griffiths est actuellement engagé dans une négociation délicate pour obtenir la mise sous tutelle onusienne du port de Hodeidah afin de prévenir une offensive généralisée qui mettrait en péril des centaines de milliers de civils et la France ne devrait pas ménager ses efforts pour convaincre toutes les parties de soutenir cette médiation vitale. La prochaine Assemblée générale des Nations unies, en septembre 2018, pourrait être un moment opportun pour lancer une initiative française de plus vaste ampleur en impliquant le plus grand nombre de pays dans cette opération. La situation au Yémen n’est pas celle de la Syrie, où l’ONU non seulement a montré son impuissance en raison des 12 vetos russes au Conseil de sécurité, mais où l’ensemble de ses institutions, voire certaines de ses agences, ont perdu toute crédibilité.
- Une troisième erreur serait de conférer une précellence à une des parties au conflit. Il ne saurait être question de préjuger une légitimité supérieure d’un acteur par rapport à un autre. Tous doivent être égaux, sinon les discussions sont vouées à l’échec.
- Enfin, nous ne devons pas nous tromper d’objet. Bien sûr, il y a urgence humanitaire absolue et nous devons obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu. En revanche, une conférence purement humanitaire, comme celle organisée à Paris le 27 juin 2018, a peu de chance d’aboutir à un règlement à la crise de ce nom faute de mécanismes de surveillance et de coercition dont nul ne voit concrètement comment on pourrait les mettre en place vu l’état actuel du pays et tant que la guerre continuera. Si conférence il doit y avoir, c’est bien d’une conférence politique qu’il s’agit. Celle-ci doit permettre d’obtenir, selon l’expression consacrée, un règlement politique, avec une nouvelle Constitution, une nouvelle organisation territoriale et un autre pouvoir.
C’est une tâche modeste, peut-être pas flamboyante, mais qui permettra non seulement de sauver des centaines de milliers de vies humaines, mais aussi de diminuer l’intensité du risque terroriste et de contribuer à la stabilisation du Moyen-Orient.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.
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