L’image est touchante, loin de celle de Moby Dick. Une mère baleine qui s’etait échouée a eu la vie sauve grâce à son baleineau qui s’est acharné à la dégager. Un comportement de secouriste qui n’est pas nouveau et participe de l’altruisme chez ce cétacé.
L’action se passait au large des côtes de Brisbane en Australie, une baleine à bosse était bloquée sur un banc de sable, et, alerté par ses cris de détresse, son petit a déployé son énergie pendant 40 minutes afin de l’en dépêtrer. Pouvant se déplacer dans l’eau peu profonde, le baleineau a poussé sa mère dans différentes directions jusqu’à ce qu’elle puisse se déplacer. Les secouristes du Queensland Parks and Wildlife Service dépêchés pour sauver l’animal sont arrivés après le départ des deux cétacés, et un porte-parole a déclaré :
« La baleine et son petit se sont ensuite éloignés. La femelle était encore stressée et fatiguée. »
https://www.youtube.com/watch?v=A6PoanH1EzU
La baleine à bosse, capable même de secours interspécifique : sauver les phoques
Le sauvetage réalisé par le baleineau est émouvant notamment à cause du lien filial en question et de la jeunesse de l’animal. Les observateurs avaient déjà été surpris par un comportement apparemment altruiste de baleines à bosse qui sauvaient non pas des congénères de leur espèce ou d’autres, mais des phoques. Non seulement, on a pu observer une dizaine de baleines à bosse protéger la dépouille d’un baleineau gris face à des orques, mais encore il est attesté que ces cétacés ont à plusieurs reprises affrontés des épaulards pour protéger des phoques. 115 confrontations de ce type ont été rapportées entre 1951 et 2012. Il ne s’agit pas là de mutualisme, car les deux espèces ne coopèrent pas pour que chacun y trouve son intérêt ; la baleine à bosse sauve tout simplement le phoque, sans retour, et prend des risques pour sa propre vie.
Les hypothèses sont multiples qui tentent d’expliquer ce comportement : s’agit-il pour ces animaux de tenter de dissuader les orques d’attaquer leur progéniture, d’attaquer un ennemi qui les avait déjà blessés ? Lori Marino, un biologiste américain spécialiste de l’intelligence des cétacés, a une explication alternative :
« Les baleines à bosse sont capables d’une pensée complexe, de prendre des décisions, de résoudre des problèmes et de communiquer, explique Lori Marino, un biologiste américain spécialiste de l’intelligence des cétacés. Des attributs qui témoignent d’un haut degré d’intelligence et qui peuvent mener des conduites altruistes. »
Par ailleurs, dans 89% des cas, les baleines n’attaquent les orques qu’une fois qu’ils s’en prennent aux phoques, ce qui pourrait laisser penser que le motif de la vengeance n’est pas le principal. L’écologiste marin, Robert Pitman estime qu’il y a là probablement un comportement altruiste et que, même à supposer que l’intention est de prévenir les épaulards d’attaquer les baleineaux, ce comportement témoigne d’une vie émotionnelle complexe, comme celle que l’on peut constater chez les primates.
Une structure neuronale propre à l’empathie ?
En 2006, Patrick Hof, chercheur à la Icahn School of Medicine at Mount Sinai Medical School, à New York, révélait la découverte de neurones en fuseau dans deux région du cerveau de certaines baleines qui, chez l’homme, sont nécessaires à l’élaboration des réactions émotionnelles, le cortex cingulaire antérieur et le cortex fronto-insulaire, mais également dans d’autres zones du cerveau ; elles en possèdent trois plus que l’homme, en considérant la différence de taille. Ces cellules cérébrales, que l’on n’avait auparavant repérées que chez l’homme et les grands singes – et désormais aussi chez l’éléphant ainsi que chez certains dauphins -, seraient impliquées dans le sentiment d’amour, permettraient de prendre des décisions rapides et complexes, de juger rapidement avec ses émotions si quelqu’un ou un animal souffre ou de ressentir si un événement est plaisant ou déplaisant, davantage que chez les individus n’en disposant pas. Du moins, pour l’homme chez qui la détérioration des aires corticales cingulaires est généralement associée à un risque de réduction de la compréhension empathique, voire d’apathie. Cette découverte semble confirmer sur le plan neuronal ce qui avait jusque là été observé au niveau du comportement de ces cétacés, leur potentiel pour des fonctions cérébrales de haut niveau.
Il y a différentes façons de s’intéresser à autrui, trois d’entre elles - l’empathie, le sens moral et l’altruisme – impliquent de nombreuses zones cérébrales communes, explique le numéro de juin 2015 de La Recherche. L’empathie est la capacité à ressentir les émotions d’un autre, pour lui faire du bien ou du mal ; le sens moral permet de désirer l’équité pour tous indépendamment de ce que l’on pense de l’un ou l’autre ; et l’altruisme est la capacité à donner, voire se sacrifier gratuitement. Par empathie, des baleines seraient capables de se mettre à la place de phoques pour se comporter avec altruisme. Il ne s’agit toutefois pas forcément d’une empathie au sens humain.
L’animal : plus que la machine de Descartes
Depuis belle lurette, la thèse de René Descartes réduisant les animaux à des machines, de purs assemblages mécaniques incapables de penser, est largement considérée comme erronée. Par les éthologues, bien sûr, mais aussi par toute personne s’intéressant un minimum aux bêtes. Cependant, autant les éthologues documentent leur propos par des observations, des expériences, des analyses, autant le grand public se contente généralement d’impressions, surtout à partir de projections anthropomorphiques.
Ainsi, après qu’un macaque avait sauvé son congénère inconscient, tombé sur les rails après un choc dû au contact avec un câble électrique, en le jetant à l’eau après avoir l’avoir secoué apparemment pour le ranimer, deux approches ont été médiatisées. Les médias généraux ont parlé de sauvetage, par exemple le journal Le Parisien a titré Un singe héroïque sauve son congénère électrocuté, tandis que les journaux scientifiques, même grand publics, ont préféré la retenue, par exemple Science et Avenir a choisi d’intituler son article Un singe sauve un congénère électrocuté, vraiment ? et donner la parole à un éthologue. Puis, dans certains médias non scientifiques, le primatologue Adrien Meguerditchian avait pu exprimer sa thèse voulant que le macaque n’ayant pas conscience de la mort, il ne pouvait avoir tenté de sauver l’autre primate, mais avait exprimé sa position de dominant. Son analyse lui a valu des critiques sur les espaces dédiés aux commentaires de lecteurs ou par courriel :
« A la suite de mon intervention, j’ai reçu beaucoup d’e-mails de protestation : pour les internautes, je refusais de voir l’empathie dont faisait preuve cet animal. Peut-être que ce singe fait preuve d’empathie. Mais la réalité, c’est que cette vidéo ne permet pas de l’affirmer. Il s’agit d’une observation, non d’une expérience », explique-t-il dans le numéro de La Recherche précité.
L’empathie chez certains animaux : penser l’autre pour le « panser »
Pour Adrien Meguerditchian, la plupart des singes, n’ayant pas conscience d’exister, ne peuvent être conscients de la mort. Le fameux test du miroir a démontré que, chez les singes, seules quatre espèces en disposent, les macaques non : ils ne se reconnaissent pas. Il convient toutefois de préciser que ce test fait lui-même intervenir une projection anthropomorphique, la reconnaissance de soi étant évaluée selon des critères humaines, notamment la vue qui n’est pas le sens principal chez de nombreux animaux, par exemple le chien. Le gorille fut lui-même considéré comme dépourvu de la conscience de soi parce qu’il évitait de se regarder dans un miroir alors qu’aujourd’hui il est généralement supposé qu’il en dispose, suite à un test « réussi » par un seul individu.
Si le prêt spontané d’une intention salvatrice au macaque manque de prudence, les lacunes dans la connaissance du monde animal empêchent de comprendre tous les ressorts du comportement des bêtes. Mais l’idée de l’entraide semble au moins être acquise, notamment chez les singes (par exemple le fait de soutenir un blessé, de cueillir un fruit pour un aîné perclus mais également la capacité à se consoler les uns les autres, voire secourir un animal d’une autre espèce), et des zoologistes chinois ont même pu observer un cas où une femelle semnopithèque aide une congénère à mettre bas, alors normalement ces singes se débrouillent seuls pour cela.
Entre capacité de coopération et altruisme
Cette capacité de coopération n’est pas l’apanage des seuls singes ou des cétacés, chacun peut constater autour de lui que l’entraide chez les animaux ou entre les humains et les animaux domestique existe. Elle est observée chez les oiseaux, et par exemple une expérience laisse penser que, chez le troglodyte maculé des Andes, certains circuits nerveux que l’on retrouve chez l’homme sont prédisposés à la coopération : les scientifiques ont fait écouter des solos ou des duos à cet oiseau capable de compléter les phrases de son partenaire et ont enregistré son activité cérébrale dans le centre du chant, ce qui a permis de voir ses neurones davantage s’activer à l’écoute de duos. Cette prédisposition à la coopération trouve son aboutissement moral dans l’entraide physique ou psychologique. Par exemple, toujours chez les oiseaux, on peut voir les oies caqueter en vol pour stimuler celles qui sont en première ligne, et l’altruisme est reconnu chez cette espèce chez laquelle, lorsque l’un des membres est malade, fatigué ou blessé et ne peut plus voler avec l’ensemble, des congénères sortent de l’ensemble pour l’accompagner, l’aider à voler, le protéger et rester avec lui jusqu’à ce qu’il soit raffermi ou meure.
L’aptitude à l’entraide se retrouve même entre animaux d’espèces différentes et entre des animaux sauvages et l’homme, par exemple au Mozambique où les grands indicateurs, des oiseaux d’Afrique subsaharienne, indiquent aux hommes l’emplacement des ruches en échange de la cire que ces derniers leur laissent. Il s’agit ici de mutualisme et non d’altruisme, mais c’est la capacité et la volonté de coopérer qui sont mises en avant et permettent de parler d’aide et d’entraide.
De manière moins large, le primatologue Frans de Waal de l’université Emory, aux États-Unis, estime que l’empathie serait commune à tous les mammifères, mais serait plus ou moins élaborée selon les espèces, certaines étant capables d’altruisme, par exemple le dauphin, capable de penser l’autre, le « panse » en quelque sorte et peut aider un compagnon blessé.
Une expérience dans un zoo chinois fin juillet 2009 aurait pu tourner au drame, mais a connu une heureuse issue tant sur le plan de la sécurité que celui de la connaissance des baleines. Le parc avait organisé un concours de plongée dans le bassin des bélugas, il s’agissait de rester au fond le plus longtemps possible sans masque respiratoire. Un plongeur terrifié par la peur n’arrivait plus à remonter, et personne n’avait remarqué sa paralysie. Une des baleines a saisi sa jambe gauche pour le ramener à la surface.
Hans-Søren Dag