Selon des études récentes, le hashtag #MeToo a libéré la parole des femmes. Les dizaines de milliers de commentaires laissés sur les réseaux sociaux sont autant de traces numériques des sexismes subis. Toutefois, si les femmes en parlent plus, on peut aussi souligner que leur parole est plus écoutée.
Selon des enquêtes américaines, la prise en charge des témoignages de sexisme s’est nettement accrue depuis un an. Autre indice, les victimes ne font pas que témoigner des violences verbales ou physiques subies. Elles les filment, elles portent plainte (plus qu’avant, selon de récents chiffres) et les dénoncent. Il ne s’agit donc pas de simples « descriptions de faits subis ». Lorsqu’on compare les expériences du sexisme dans l’espace public et le pourcentage de femmes qui « en parlent », la règle générale reste le silence, ou le relativisme. « Ça arrive tous les jours de toute façon », « Ça sert à rien de porter plainte ou alors on ne ferait que ça ».
Des non-témoins concernés… pour quels effets ?
S’il est un invariant dans nos questionnaires, c’est bien le fait que 87 % des témoins d’incidents sexistes dans l’espace public, toutes villes confondues, n’ont eu aucune réaction face au harcèlement qui se déroulait sous leurs yeux. Ce chiffre ne varie pas en fonction de l’âge des répondantes ni même de la taille de la ville. Comme dans toutes les enquêtes relatives aux insultes, aux violences ou aux discriminations, le rôle des témoins, ou plus précisément leur absence de réaction, est souligné avec insistance. « Il y avait des gens autour mais personne n’a rien fait » témoigne une femme qui a surpris un homme en train de se masturber derrière une autre dame sur un marché.
Dans nos enquêtes, quelques témoignages repris dans le verbatim restituent des éléments explicatifs : « les gens à côté de moi avaient peur » « j’ai voulu intervenir, mais trop tard » « je n’ai pas su quoi faire ». Au-delà des peurs, cette attitude renvoie à une « inattention civile » des témoins pour reprendre les termes du sociologue Erving Goffman (2013). Du côté des témoins, « l’effet spectateur passif » est un thème récurrent des témoignages que nous avons recueillis : « Il y avait des gens à une dizaine de mètres derrière moi, d’autres à quelques mètres en face de moi : aucun n’a réagi », ou encore « Les témoins n’ont rien fait », ou bien « Je demandais de l’aide en criant autour de moi, personne n’a bougé ».
Toutefois, depuis le phénomène #MeToo, quelques témoignages donnent à voir des réactions, notamment lorsque la victime se manifeste, demande de l’aide : « Je me suis arrêtée dans un bar et l’on m’a protégé », « J’ai crié sur le mec qui se frottait à moi et un groupe de jeunes garçons l’ont mis en dehors du tram », « un homme s’est interposé entre moi et un homme qui me collait de très près. Je l’ai remercié et il m’a dit qu’il avait récemment pris conscience de ce que vivaient les femmes ».
Si 87 % des témoins ne font rien, cela ne signifie pas pour autant que 13 % réagissent positivement. Parmi ces 13 %, on trouve également des témoins actifs dans le harcèlement, qui prennent des photos, rigolent, filment et participent à la scène. Cette posture participative n’est malheureusement pas anodine puisqu’elle représente en moyenne… 5 % des témoins, soit plus d’un tiers d’entre eux (selon l’enquête « Femmes et déplacements », 2015) ! Dans une de nos récentes enquêtes pour la ville de Poitiers (2018) le taux de témoins inactifs a légèrement fléchi à 85 %. Rien de satisfaisant. Mais une tendance qui s’amorce peut-être !
Et du côté des auteurs du harcèlement ?
Dans tout cela, si la prise de conscience du phénomène est nette pour les victimes et, dans une moindre mesure, pour les témoins, elle est encore plus relative pour les auteurs. Raphael Guesdon, pour son mémoire de sociologie à l’université de Bordeaux, a voulu suivre et rencontrer des harceleurs qu’il repérait dans les transports de la ville (2017). Il montre que, parmi les harceleurs rencontrés, rares sont ceux qui perçoivent les effets de leurs actes sur les victimes.
Quand nous demandons aux femmes l’âge des auteurs, celui-ci n’épouse pas le stéréotype du « jeune » qui interpelle les femmes ou les jeunes filles dans la rue. Si ce profil existe, les profils des auteurs sont plus complexes que cela. Nos recherches montrent qu’il existe trois types d’auteurs distincts dans le harcèlement de rue :
- Un auteur plutôt jeune, bruyant, en groupe, qui se rend peu compte des effets produits par son comportement auprès des femmes. C’est très certainement ce type d’auteur que ciblera la loi contre les sexismes dans l’espace public car elle vise prioritairement des actes surpris en flagrant délit, c’est-à-dire des actes peu prémédités, faciles à repérer.
- Le second type d’auteur est âgé de 40 ans et plus, il agit seul, de manière stratégique et intentionnelle de sorte de passer à l’acte sans attirer l’attention. Ce sont les exhibitionnistes, les frotteurs…
- Un troisième type d’auteur est celui qui profite d’un abus de pouvoir. Dans nos enquêtes, les conducteurs et les contrôleurs, ou des personnes représentant l’institution ne sont pas exemptes de comportements sexistes.
Notons que le #MeToo n’a pas pour autant changé ces profils ou leur répartition.
Du côté des auteurs, le #MeToo agit donc doublement. En agissant sur les victimes, en augmentant le nombre de témoignages, il permet d’insister sur un glissement : progressivement, le poids de la honte et de l’isolement s’estompe ! En agissant sur les témoins, en les responsabilisant, il dit aux auteurs : « vous êtes surveillés ». Les effets sur les auteurs ne sont pas mesurés, mais des témoignages de garçons et d’hommes indiquant une prise de conscience apparaissent.
Une actualité chassant l’autre, il convient maintenant de ne pas baisser les bras face aux harcèlements subis par les femmes car le #MeToo est une promesse sur le long terme : celle de faire basculer la peur de camp. Plus encore, la dénonciation du harcèlement et des violences de rue subies par les femmes est, malheureusement, une porte d’entrée précieuse pour comprendre d’autres phénomènes comme les actes homophobes dans l’espace public.
Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin sont sociologues à l’Université de Bordeaux et codirectrices des Cahiers de la LCD. Elles sont également les auteures de « La ville face aux discriminations » (2016).
Arnaud Alessandrin, Sociologue, Université de Bordeaux and Johanna Dagorn, Sociologue, Université de Bordeaux
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.