Témoignage d’un chrétien Français depuis l’Arménie : l’agression de l’Azerbaïdjan prend des proportions internationales
Installé à Erevan depuis deux mois, notre chroniqueur Pascal Portoukalian, Français d’origine arménienne, livre son analyse sur la situation arméno-azérie. Il lançait le 26 septembre un appel à la prière pour l’Arménie. Celui-ci reste toujours d’actualité.
Le 13 septembre dernier, l’Azerbaïdjan attaquait la République d’Arménie, faisant plus de 200 morts arméniens en 48 heures.
A ce jour, 29 soldats arméniens manquent toujours à l’appel. Sont-ils morts ? Sont-ils retenus prisonniers ? Sur les 17 derniers prisonniers rendus par l’Azerbaïdjan à l’Arménie, 16 ont été torturés. Le 17ème, toujours hospitalisé dans un état grave, n’est pas en mesure d’être interrogé.
50 kilomètres carrés de territoire arménien restent encore occupés par les militaires azerbaïdjanais. Depuis cette attaque, et malgré le cessez-le-feu, presque chaque jour, les forces azéries lancent une nouvelle attaque sur les lignes arméniennes. L’objectif : terroriser les populations de ces zones souvent rurales, les obliger à partir, prendre leur place, et affirmer que ces terres sont à eux puisqu’ils sont là.
Cette manœuvre s’inscrit dans la continuité d’un plan d’extermination de la population arménienne par la Turquie (et sa petite sœur azérie) entamé depuis presque 150 ans, qui entremêle racisme et volonté d’appropriation de territoires, sur fond de guerre civilisationnelle. Le génocide de 1915 a été le point d’orgue de cet esprit belliqueux, mais certainement pas le point final.
Car l’Arménie aujourd’hui est le poste avancé de l’Europe et du monde occidental sur l’Asie et le Moyen-Orient. Ayant embrassé les valeurs développées à la fin du XVIIIème siècle en France, en Suisse puis dans la majeure partie de l’Europe, cette petite république caucasienne de 3 millions d’habitants est un îlot démocratique défendant les Droits de l’Homme, dans une zone où ces droits sont étouffés.
En Azerbaïdjan, la liberté de la presse et la liberté d’opinion restent encore des notions très approximatives. Ce pays, créé en 1918, est une extension de la Turquie. Les deux dirigeants turcs et azéris en sont d’ailleurs assez fiers, affirmant qu’ils forment « deux Etats, une nation ». L’Arménie se retrouve ainsi prise en étau à l’est et à l’ouest.
Curiosité civilisationnelle, c’est du sud qu’une partie de son salut provient.
La frontière arméno-iranienne est en effet un trésor chéri par l’Iran, allié historique de l’Arménie. Même empêtrées dans l’actuel soulèvement de leur peuple aspirant à des libertés trop longtemps confisquées, les autorités iraniennes continuent de manifester, en paroles et en actes, leur soutien à l’Arménie. Si l’alliance turco-azérie va trop loin, alors l’Iran est prête à montrer les dents et à sortir l’artillerie lourde. Ses blindés sont d’ailleurs déjà postés à la frontière.
Dans ce jeu de pouvoirs et de relations de forces, l’Arménie qui n’a guère plus à offrir que son emplacement géostratégique, cherche et noue des alliances partout où elle le peut.
- Elle a conclu un accord d’armement avec l’Inde, qui permet au géant asiatique d’entamer ses actions d’exportation de lanceurs multi-canons Pinaka, de missiles guidés antichars Konkurs, et de munitions (incluant des mortiers). L’achat d’autres équipements - drones, drones suicides, missiles sol-air à portée moyenne - est en cours de discussion.
- L’Union Européenne, emmenée par la France d’Emmanuel Macron, et ralentie par tous les Etats qui se chaufferont cet hiver au gaz azéri (venant en remplacement du gaz russe), a envoyé sur les lignes frontalières arméno-azéries une délégation d’observateurs. Les Arméniens voient en cette action une brèche pour que l’UE aille plus loin demain en envoyant cette fois une force d’interposition, qui permettrait notamment à l’Arménie de rétablir ses frontières spoliées.
Car l’Azerbaïdjan n’a de cesse de réécrire la géographie à sa manière. Au début du mois d’octobre, des informaticiens pro-azéris avaient remplacé sur Google Maps et Google Earth des noms toponymiques situés en plein territoire arménien par d’autres appellations azéries ou turques. Tel parc de la ville de Sissian devenait le Parc Atatürk, telle rivière, tel village, tel monument, figuraient avec des noms imaginaires aux accents venus de l’autre côté de la frontière. La politique d’appropriation territoriale, la volonté d’effacer la présence arménienne, sait ainsi s’étendre jusque sur la toile. Par l’entremise de la fondation arméno-américaine Tatoyan, les noms arméniens ont depuis été rétablis.
Mais les autorités azerbaïdjanaises obligent les Arméniens à la vigilance sur tous les fronts.
- La Russie, qui fut une protectrice de l’Arménie, ne joue plus guère son rôle aujourd’hui, enlisée dans un conflit ukrainien qui focalise ses efforts. Tout comme l’Azerbaïdjan a vu là l’opportunité d’attaquer l’Arménie le 13 septembre, les Etats-Unis voient là une opportunité pour mettre un pied de plus dans cette région. Après la visite de Nancy Pelosi en septembre dernier, une nouvelle délégation de la Chambre des Représentants des Etats-Unis est attendue prochainement à Erevan, attestant de la volonté américaine de prendre sa part à la situation caucasienne.
- Certains Etats du Golfe Persique commencent à montrer leur accointance avec l’Arménie, tandis que le Pakistan, ennemi de l’Inde, se range du côté turco-azéri.
De nouveaux jeux d’alliances se dessinent dans lesquels l’Arménie ne souhaite pas devenir, comme la Libye ou la Syrie, le champ de bataille des puissances étrangères.
La crainte première porte sur la situation de l’Artsakh (Haut-Karabagh). Pour protéger les frontières de la République d’Arménie, dans ce jeu de négociations et d’alliances, l’Arménie devra-t-elle lâcher ce territoire qui demeure ethniquement, historiquement, et culturellement arménien ? Géographiquement enclavés dans le territoire azéri, les 120.000 Arméniens qui constituent 98% de la population de ce territoire pourraient être les grands perdants d’une politique d’épuration ethnique qui n’en finit pas.
Pascal Portoukalian