Deux tableaux du peintre Vincent van Gogh volés en 2002 dans un musée d’Amsterdam ont été retrouvés par la police italienne dans la demeure d’un trafiquant de drogue près de Naples, a annoncé le Musée Van Gogh de la capitale néerlandaise. Les deux tableaux du génie autodidacte qui refusait de considérer l’art comme une marchandise, Sortie de l’église de Nuenen et Vue de la mer de Scheveningen, sont estimés à près de 100 millions d’euros, un montant vertigineux à l’extrême opposé du dénuement dans lequel vécut l’artiste quand il choisit d’être pasteur et évangéliste parmi les mineurs.
Van Gogh, c’est l’oreille mutilée, l’instabilité mentale, le génie méconnu de son vivant, la pluralité de styles, les couleurs vives dans la seconde partie de son œuvre, mais aussi le pasteur et évangéliste à la vocation contrariée et au visage émacié christique. Fils de pasteur calviniste, petit-fils de pasteur, il est élevé dans une famille bourgeoise plongée dans le commerce des œuvres d’art. Il grandit dans la village de Nuenen où 96% de la population est catholique, mais dans une culture protestante où l’on tente de concilier enrichissement matériel et aspirations spirituelles en se référant à la bénédiction divine. Il peindra des tableaux peu lumineux de Nuenen qui contrasteront avec ceux postérieurs à 1885, laissant au spectateur la possibilité de comparer Sortie de l’église de Nuenen et L’Église d’Auvers-sur-Oise, baignée d’une certaine clarté dans une probable nuit.
Employé chez le marchand d’art Goupil & Cie, à la succursale de La Haye dont son oncle est l’un des dirigeants, Vincent est envoyé en 1873 dans les bureaux londoniens de l’entreprise. Là, il y fera une rencontre déterminante pour le reste de sa vie, il fréquente l’église du prédicateur calviniste Charles Spurgeon dont il tentera d’imiter le style oratoire, sans succès. Comme le père de Vincent, Spurgeon s’exprime volontiers en paraboles, il mentionne ses propres déchéances pour convaincre l’auditoire de la rédemption qu’il prêche, et il parle d’un Christ qui « relève les hommes de la déchéance la plus profonde ». Steven Naifeh, auteur d’une biographie du peintre, relève que Van Gogh, sensible et pétri d’un sentiment de culpabilité, ne reste pas indifférent et se plonge dans la lecture sans toutefois disposer de repères. Le jeune homme n’a plus vraiment ceux enseignés par son pasteur de père dans son enfance, et il se forge sa propre éducation au gré de ses séjours à Londres, Bruxelles et Paris pour le compte de Goupil & Cie.
Sentimentaliste et exalté, Vincent dévore tout ce qui lui paraît transcendant et relate le monde : philosophie, poésie, sciences naturelles et puis l’historien Jules Michelet qui lui fait découvrir le monde de la Révolution française où Dieu était exclu de l’Histoire. Pour Michelet, le point de repère dans l’évolution de l’humanité, c’est non pas la survenue du Christ mais l’événement de la fin XVIIIe siècle en France. Lors de son séjour à Paris, le romantisme exacerbé du jeune vendeur labouré par la foi en Dieu et celle en l’homme révolutionnaire lui fait même quasiment assimiler le jeune garçon de la toile révolutionnaire Le jeune citoyen de l’an V au Christ. Pour le jeune homme en quête d’absolu, « il y a assurément là quelque chose de l’Esprit de Résurrection et de la Vie ».
Vers le ministère de prédicateur d’un mystique ouvriériste
Son autre rencontre majeure est la lecture de Thomas Carlyle qui cherchait une autre manière de vivre sa foi et dont l’un des personnages de son tempétueux et désespéré Sartor Resartus est un jeune homme envahi d’une souffrance qui lui permet d’accéder à une autre vision de la foi. Pour l’écrivain britannique, une personne sincère et visionnaire, même rejetée et isolée pouvait trouver la « divinité » en elle-même. Importe également la découverte de La Vie de Jésus d’Ernest Renan qui choquait les catholiques en prétendant rationaliser la Bible, considérant l’eucharistie comme un symbole, et allant jusqu’à faire du Christ un simple mortel et réduire les miracles à des superstitions.
Le Christ mélancolique et instable de Renan, provincial comme lui, célibataire, lui est semblable. Le mystique Van Gogh enraciné dans l’immanence se fait progressivement une synthèse de ce Christ, de celui prêché par Spurgeon et de l' »infini divin » de Carlyle. Vers la fin de 1875, Vincent est définitivement dégoûté par le commerce de l’art, et il s’est déjà jeté depuis deux ans et son séjour à Londres dans l’étude intensive de la Bible. Il déclare notamment : « La Bible est ma consolation, mon appui dans la vie. C’est le plus beau livre que j’aie jamais lu. » Tandis que sa foi croît, il se fait contempteur des boutiques d’art. Après avoir tenté de partager avec des clients son mépris par sa profession, il est licencié au printemps 1876.
Suite à un court séjour dans la maison familiale, Vincent van Gogh reprend la route de l’Angleterre où il finit par devenir prédicateur méthodiste, avant de retourner aux Pays-Bas pour étudier la théologie à Amsterdam. Il ne parviendra pas à terminer ses études, ratant ses examens et abandonnant en cours de route ; il préfère se rendre auprès des mineurs du Borinage, dans la région de Mons en Belgique. Il a décidé d’y être pasteur et évangéliste. Le lecteur mystique de Zola veut aller vers les plus pauvres, c’est ainsi qu’il voit sa mission, et cet amour pour les blessés et les démunis se retrouvera plus tard dans son activité artistique, notamment dans Le bon Samaritain, inspiré du tableau d’Eugène Delacroix et peint dans la dernière année de sa vie.
Le bon Samaritain (1890), une figure marquante pour Van Gogh.
Nous sommes alors dans une période de réveil spirituel aux Pays-Bas et en Belgique ; après le Congrès de Vienne en 1814 et jusqu’à la Révolution belge en 1830, la monarchie néerlandaise a favorisé le développement du protestantisme en Belgique. Le premier Roi des Belges, Léopold 1er, protestant et franc-maçon, encourage également l’essor de sa religion, et des missions évangéliques anglaises s’implantent dans le pays. C’est dans ce contexte que le très exalté van Gogh est envoyé en mission pour six mois début février 1876 auprès des mineurs dans le Borinage où les protestants constituent 5% de la population.
C’est là son désir nourri d’une vision sociale de l’ouvrier au dur labeur et à la foi chevillée au corps ; il écrit ainsi à son frère Théo :
« Le houilleur est un type particulier au Borinage; pour lui le jour n’existe pas, et sauf le dimanche, il ne jouit guère des rayons du soleil. Il travaille péniblement à la lueur d’une lampe dont la clarté est pâle et blafarde, dans une galerie étroite, le corps plié en deux, et parfois obligé de ramper ; il travaille pour arracher des entrailles de la terre cette substance minérale dont nous connaissons la grande utilité, il travaille enfin au milieu de mille dangers sans cesse renaissants mais le porion belge a un caractère heureux, il est habitué à ce genre de vie, et quand il se rend dans la fosse, le chapeau surmonté d’une petite lampe destinée à le guider dans les ténèbres, il se fie à son Dieu Qui voit son labeur et Qui le protège, lui, sa femme et ses enfants. Ses vêtements se composent d’un chapeau de cuir bouilli, d’une veste et d’un pantalon de toile». Le Borinage se situe donc au sud de Lessines où l’on retrouve les carrières de pierre. J’aimerais tant y aller comme évangéliste… »
Dans la communauté du Petit-Wasmes, Vincent Van Gogh travaille auprès des forçats de de la terre. Sa nature sombre le prive de voir la gaieté des mineurs, et sa vision de l’ouvrier assimile sa condition sociale à ses besoins spirituels. Il veut se sentir comme eux, de la façon qu’il les imagine, et décide de quitter la maison du cultivateur qui l’héberge pour vivre chez un évangéliste, et même dormir sur la paille, voire sur la terre nue dans une cabane faite de planches, revêtir une vieille vareuse. Sa présentation scandalise les mineurs qui attendent d’un pasteur un minimum de tenue correcte, mais il reste après d’eux et soigne les typhiques ; il sauvera même un mineur lors d’un coup de grisou.
Un sacerdoce achevé sur décision extérieure
Van Gogh qui voulait imiter Spurgeon n’a cependant toujours aucune des qualités oratoires que l’on attend d’un prédicateur, et le consistoire décide en 1879 de ne pas renouveler sa mission, inquiet devant cette lacune ainsi que, et surtout, son zèle spirituel excessif et ses prises de position contre les patrons. Les motifs sont sans appel :
« L’essai qui a été fait en acceptant les services d’un jeune homme Hollandais, M. Vincent Van Gogh, qui se croyait appelé à évangéliser dans le Borinage, n’a pas donné les résultats qu’on en attendait. Si aux admirables qualités qu’il déployait auprès des malades et des blessés, au dévouement et à l’esprit de sacrifice dont il a fourni maintes preuves en leur consacrant ses veilles et en se dépouillant pour eux de la meilleure partie de ses vêtements et de son linge, s’était joint le don de la parole, indispensable à quiconque est placé à la tête d’une congrégation, M. Van Gogh aurait certainement été un évangéliste accompli. Sans doute il ne serait pas raisonnable d’exiger des talents extraordinaires. Mais il est constant que l’absence de certaines qualités peut rendre l’exercice de la principale fonction de l’évangéliste tout à fait défectueux. C’était malheureusement le cas de M. Van Gogh. Aussi le temps d’essai expiré, a-t-il fallu renoncer à l’idée de le conserver plus longtemps. »
Vincent Van Gogh va quitter le ministère, retourner chez ses parents avant de devenir le peintre que l’on sait. Son humeur sombre se manifeste dans l’une des toiles retrouvées en Italie, Sortie de l’église de Nuenen, représentant le bâtiment où officie son père, un tableau d’où n’émane aucune joie et sur lequel il rajoute plus tard des personnages suite au décès de sa mère. C’est autour de 1885 que les couleurs commencent à emplir les tableaux du peintre baigné de lumière notamment provençale. Une autre église peinte après qu’il a quitté l’asile de Saint-Rémy-de-Provence en 1890 semble révéler davantage de lumière intérieure.L’Église d’Auvers-sur-Oise est une œuvre colorée, avec un bâtiment aux contours flous mais aussi une clarté dans ce qui semble être la nuit.
Au milieu de l’été 1890, Van Gogh donne à nouveau des signes d’instabilité mentale et, alors qu’il s’est rendu dans les champs pour peindre, il en revient blessé d’une balle logée près du cœur, se traînant sur plusieurs kilomètres. Il assure s’être tiré lui-même dessus, en dépit de la volonté manifestée pour regagner sa demeure au lieu de s’achever, mais des recherches menées en 2011 par deux écrivains, dont Steven Naifeh, laissent entendre qu’il a voulu ainsi protéger des adolescents qui l’avaient blessé sans intention mais dont il était le souffre-douleur et avec lesquels il aurait bu dans les champs ce jour ça. Quoi qu’il en soit, Van Gogh était soucieux que personne d’autre que lui ne fût accusé. Généreux envers de possibles coupables par maladresse qui l’avaient cependant malmené, généreux envers de possibles innocents qui l’avaient malmené. Tel était Van Gogh, toujours soucieux de sauver les autres, même à son propre détriment.
Hans-Søren Dag
Image : Sortie de l’église de Nuenen