Le 26 mai dernier, le président syrien Bachar Al-Assad était réélu pour un quatrième septennat. Remporté avec 95 % des voix face à deux figurants, le scrutin fut avant tout l’occasion d’intensifier le culte de la figure présidentielle dans un contexte ambivalent.
Alors que la précédente élection s’était tenue en 2014, soit à la veille des défaites militaires qui allaient provoquer l’intervention russo-iranienne l’année suivante, celle de 2021 survient alors que le régime est redevenu maître des deux tiers du territoire national.
🇸🇾 Samedi, le président syrien, Bachar El-Assad, a prêté serment lors d’une cérémonie d’investiture “qui ressemble à un vieux documentaire, filmé il y a vingt, trente ou quarante ans”, montrant une Syrie “qui n’a pas changé”, juge le site libanais Al-... https://t.co/Nng36PpA1f
— Courrier inter (@courrierinter) July 19, 2021
La relative position de force de Damas ne doit toutefois pas occulter le fait que le pouvoir est économiquement exsangue par l’effet combiné des destructions de guerre, du contrôle des principales ressources pétrolières, situées dans l’Est, par les Forces démocratiques syriennes, et des sanctions occidentales : en mars 2021, tandis que s’aggravaient les multiples pénuries, la livre syrienne tombait temporairement à 1 % de sa valeur d’avant-guerre.
La traduction politique la plus spectaculaire de cette crise fut l’accroissement des tensions au sein du clan dirigeant, illustré par les messages vidéos qu’a diffusés en 2020 le magnat de l’économie nationale et cousin du président Rami Makhluf, protestant contre la saisie de ses actifs. Cette dernière mesure était elle-même liée, semble-t-il, à une lutte d’influence entre Makhluf et des hommes d’affaires associés à la première dame Asma al-Akhras.
La mainmise du régime sur la société reste fragile
Largement contenu par la main de fer des autorités, le mécontentement populaire provoqué par les conditions économiques s’est toutefois exprimé, notamment durant la présidentielle, par des manifestations dans des localités du Sud. Celles-ci demeurent aux mains d’anciens rebelles dits « réconciliés » en vertu d’accords négociés par la Russie en 2018, dans les provinces de Deraa et Quneitra, ou de milices locales d’autodéfense, s’agissant de la région druze de Suweida.
Rien n’indique que ces modestes épisodes de protestation soient les prémices d’un mouvement qui, à l’échelle nationale, parviendrait à surmonter à la fois la polarisation confessionnelle renforcée par le conflit, et la peur d’une nouvelle réponse impitoyable de la part du régime. En revanche, les actes d’opposition armée au régime ont d’ores et déjà repris un caractère endémique dans deux régions du pays. Dans la Badiya (désert), les attaques de l’organisation de l’État islamique (EI) ont fait cinq cents victimes en 2020, soit deux fois plus que l’année précédente, avant de refluer, sans disparaître, suite à un sursaut militaire loyaliste.
Dans les provinces méridionales de Deraa et Quneitra, des affrontements violents ont opposé d’anciens rebelles aux forces du régime qui tentaient d’investir leurs fiefs à la recherche d’auteurs supposés d’attaques armées. En juin 2021, notamment, les hommes de Damas ont assiégé les quartiers de Deraa tenus par les anciens rebelles pour les contraindre à remettre leurs armes légères.
Dans ce contexte, il est extrêmement difficile d’attribuer la responsabilité des assassinats quotidiens et autres opérations de faible envergure qui secouent actuellement le sud du pays. Tandis que des combattants loyalistes et leurs collaborateurs locaux ont été assassinés par des vestiges de l’Armée syrienne libre et des cellules de l’EI, d’ex-commandants rebelles « réconciliés » semblent avoir payé de leur vie le fait d’entraver la volonté de Damas de révoquer les accords de 2018 pour rétablir un contrôle direct sur la région.
Les loyalistes divisés face à une guerre inachevée
D’autres morts violentes, encore, paraissent liées aux rivalités entre les différentes forces loyalistes qui se disputent l’allégeance des anciens rebelles, dont les services de renseignements militaires du régime, des groupes pro-iraniens comme le Hezbollah libanais et la 4e Division blindée, ou encore le 5e Corps d’armée inféodé à la Russie. Ces rivalités se manifestent aussi sur la rive occidentale de l’Euphrate, où la Russie a coopté des unités de groupes paramilitaires comme les Forces de Défense nationale ou la Brigade al-Quds. Téhéran, lui, recrute ses affidés locaux par le biais de ses Pasdaran (Corps des gardiens de la révolution islamique).
La prolifération des paramilitaires nourrit aussi la violence dans la province à majorité druze de Suweida. Face au déclin des financements alloués par le régime, certains groupes locaux se sont lancés dans le rançonnement de sunnites de la province voisine de Deraa, ranimant de ce fait un vieux conflit foncier entre les deux communautés : en 2020, des affrontements entre miliciens druzes et combattants prorusses du 5e Corps ont fait des dizaines de morts.
L’autre grande limite de la « victoire » du régime est bien sûr son incapacité à reprendre le tiers restant du pays. Au nord-ouest, les rebelles sont protégés par l’armée turque, tandis que l’est de l’Euphrate est tenu par les Forces démocratiques syriennes (FDS) commandées par des militants kurdes et soutenues par les forces américaines. En juillet 2021, aucune modification significative des lignes de front n’était survenue depuis le cessez-le-feu conclu le 5 mars 2020 par la Russie et la Turquie. Cette dernière, inquiète d’un nouvel afflux de réfugiés sur son territoire, venait alors de lancer une opération militaire d’envergure contre les forces du régime de Damas qui s’approchaient dangereusement de la ville d’Idlib tenue par les rebelles.
À l’extérieur comme à l’intérieur des territoires du régime, chaos et violence
Comme les territoires contrôlés par le régime, ceux qu’administrent ses rivaux connaissent également leur lot de crise économique, de contestation et de violence. S’agissant des territoires gouvernés par l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, pendant civil des FDS, des manifestations violemment réprimées en juin dernier dans la ville de Manbij sont venues souligner le ressentiment d’une partie des populations arabes envers un leadership kurde auquel elles reprochent notamment son régime de conscription.
Sur le plan militaire, les FDS combattent sur trois fronts. Dans le nord des provinces d’Alep et de Raqqa, des accrochages les opposent régulièrement à l’armée turque et aux factions rebelles unifiées par Ankara au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS). Les relations avec le régime se sont aussi considérablement tendues après l’échec de négociations organisées début 2020 en vue d’un rapprochement politique. Les tensions ont culminé en avril dernier lorsque les FDS ont arraché à Damas le contrôle de la quasi-totalité de la ville de Qamishli après en avoir expulsé des paramilitaires des Forces de Défense nationale recrutés parmi les tribus arabes locales. Enfin, les FDS font, elles aussi, face à l’insurrection de basse intensité que mène l’EI dans la province arabophone de Deir ez-Zor.
Les trois enclaves directement contrôlées par l’armée turque le long de la frontière nord (Afrin, A’zaz al-Bab et Tell Abiyad Ras al-’Ayn) sont fréquemment le théâtre d’attentats à la bombe et d’attaques armées perpétrés à la fois par des combattants kurdes des YPG (colonne vertébrale des FDS, liés au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) opérant en Turquie) et par des cellules de l’EI.
La violence dans la région est aussi le produit de combats fratricides qui opposent régulièrement entre elles les factions rebelles inféodées à la Turquie. Principalement motivés par des considérations économiques telles que le contrôle de la contrebande, ces affrontements font émerger des lignes de fracture régionales (entre des factions locales et d’autres originaires de Deir ez-Zor ou de Damas) ou ethniques (entre Turkmènes et Arabes).
Idlib, futur épicentre de l’implosion qui vient ?
À Idlib, enfin, les islamistes de Hay’a Tahrir al-Sham (HTS) et leur façade civile, le Gouvernement syrien de salut, ont renforcé leur mainmise sur la province en réprimant à la fois la société civile et les factions jihadistes radicales. Celles-ci, à l’instar des pro-al-Qaïda de Hurras al-Din, dénoncent les compromis idéologiques d’HTS et en particulier sa coopération avec l’armée turque. En réponse à cette répression ont émergé de nouvelles formations jihadistes obscures qui ont posé des engins explosifs improvisés au passage de véhicules russes et turcs patrouillant dans la province.
Les menaces extérieures pesant sur Idlib sont toutefois d’une tout autre ampleur. La reprise des bombardements loyalistes durant le printemps 2021 pèse sur la vie des habitants, de même que la menace russe d’un veto contre la prolongation par le Conseil de Sécurité de l’ONU de l’aide humanitaire transfrontalière vers la province rebelle. À ce mécanisme, Moscou oppose sa demande de corridors humanitaires partant des territoires contrôlés par le régime, première étape vers le rétablissement graduel de la souveraineté de Damas sur Idlib.
Un compromis sur la poursuite de l’aide transfrontalière pour une durée de douze mois fut arraché de justesse en juillet 2021 mais la question du veto russe se posera à nouveau dans un an. Un tel veto compromettrait très gravement la sécurité alimentaire des trois millions d’habitants de la province d’Idlib. Par là même, elle exposerait cette dernière à un risque d’implosion économique qui pourrait, à son tour, mettre un point final au (très) relatif statu quo militaire qui prévaut en Syrie depuis seize mois.
Thomas Pierret, Chargé de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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