Très souvent, les accusations d’antisémitisme sont suivies d’arguments destinés à les discréditer ou les minimiser. Certains de ces arguments sont aussi observables pour d’autres formes de racisme, par exemple l’accusation de victimisation ou d’obstruction du débat public, souvent utilisée à l’extrême droite de l’échiquier politique.
Mais un argument se démarque comme étant propre à la dénonciation d’antisémitisme, celui qui affirme que les Juifs ne sont pas les seuls Sémites, ce qui rendrait l’accusation illégitime.
Ce commentaire Facebook a été publié sous un post annonçant la conférence de deux chercheurs travaillant sur l’antisémitisme, qui a déclenché des accusations de victimisation et d’instrumentalisation.
L’énoncé doit se comprendre dans le contexte de la guerre Israël-Hamas, où il sert à étouffer la dénonciation de l’antisémitisme en sous-entendant qu’elle n’a pas sa place dans le contexte actuel. La logique, sans fondement historique, de l’argument mérite d’être examinée, et pour cela il faut revenir à l’origine du sémitisme et des notions qui le sous-tendent.
Aux origines du sémitisme
C’est l’historien allemand August Ludwig von Schlözer qui crée le terme sémitique à la fin du XVIIIe siècle, pour catégoriser une famille linguistique de l’Asie occidentale qui comprend, entre autres, l’hébreu et l’arabe.
S’appuyant sur la mythologie biblique de l’origine humaine, il identifie différents peuples de la région (Syriens, Babyloniens, Hébreux, Arabes, Phéniciens) comme étant un seul. En effet, la Genèse raconte que les descendants de Noé sont les seuls survivants après le Déluge. Les trois fils de Noé, Shem (qui devient Sem dans la traduction grecque et latine), Ham et Japhet, sont de ce fait les ancêtres de tous les peuples connus à l’époque : Ham donne naissance aux peuples d’Afrique, Shem aux Hébreux et peuples apparentés et Japhet aux Grecs, Persans et autres nations identifiées comme appartenant aux Aryens et locuteurs de langues indo-européennes.
Comme beaucoup d’autres récits bibliques, cette carte des peuples anciens s’installe comme une évidence dans l’imaginaire occidental. La parenté avérée entre les langues et le fait de considérer le récit biblique comme historique conduit donc à lier famille linguistique et famille ethnographique, un pas fondamental dans "la fabrique des Sémites", comme l’appelle l’historien italien Domenico Paone.
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Si ce lien est vite fait, c’est parce que la philologie (la science des textes anciens et de leurs langues) du XVIIIe siècle voit comme une évidence la correspondance entre langue et culture. En effet, elle considère que tout groupe linguistique partage une série de caractéristiques communes plus ou moins intemporelles, qui peuvent aller de pratiques culturelles à des qualités morales, et qu’en conséquence les locuteurs d’une langue ou d’une famille linguistique constituent un peuple.
Plus tard, le sémitisme des philologues et des historiens va s’incorporer parfaitement à la vision racialiste des humains qui se développe au XIXe siècle.
Qui est un antisémite ?
S’il est vrai que chez les philologues et historiens la catégorie de Sémite réunit les Juifs et les Arabes, la fièvre antijuive de la fin de siècle va utiliser le terme presque exclusivement pour les premiers.
Dans les dernières décennies du siècle, dire que les Juifs européens étaient des Sémites revenait à les désigner comme étrangers, ennemis intérieurs des sociétés aryennes (sous-entendu chrétiennes).
Comme l’écrit le journaliste et écrivain d’extrême droite Édouard Drumont dans Le Testament d’un antisémite, le Sémite est celui qui "envahit l’Aryen indigène", il est "retors, peu scrupuleux […], expéditeur du personnel pour les harems et lupanars d’Orient dans les villes".
Pour sa part, l’orientalisme axé sur l’Arabe et le musulman est bel et bien vivant, mais suit une autre voie, celle de l’exotisme et du regard colonial. Quoi qu’il en soit, depuis le début le Sémite prend les traits de l’altérité, de l’éloignement dans l’espace (l’Orient) et dans le temps (car arrêté au passé).
Preuve qu’en fin de siècle le concept de Sémite se focalise notamment sur les Juifs est la naissance du terme antisémitisme, popularisé par le journaliste viennois d’extrême gauche Wilhelm Marr, auteur de La Victoire du judaïsme sur le germanisme (où il exprime son plan pour envoyer les Juifs du monde entier en Palestine) et fondateur d’une "Ligue antisémite" en 1879.
La catégorie de Sémite lui permet de cristalliser des préjugés bien ancrés, qui vont de l’antijudaïsme chrétien classique à la racialisation moderne, en adoptant le ton scientifique de la philologie. Même si depuis son apparition le terme fait l’objet de débats au sein des groupes antijuifs, il réussit à s’imposer car il est suffisamment évocateur et à la fois sémantiquement vague.
Depuis lors, l’antisémitisme est consensuellement considéré comme une hostilité envers les personnes ou les institutions juives en tant que juives ou perçues comme telles. Cependant, le fait que ce type particulier de racisme soit nommé par le biais d’une dénomination qui est en soi un malentendu le rend vulnérable à toutes les manipulations.
Être ou ne pas être (anti) sémite
Pour nos yeux contemporains, la fragilité du concept de Sémite est évidente. Du point de vue philologique, il ne correspond pas aux réalités démographiques, car les Juifs ont cessé d’être un groupe linguistique depuis l’Antiquité. Du point de vue racial, il n’a plus lieu d’être depuis que l’Occident a cessé de croire en l’existence des "races". Pourquoi le concept continue donc de circuler ?
Dans son usage actuel, il participe notamment de deux arguments. Le premier, déjà mentionné, sert à esquiver la dénonciation d’antisémitisme, à en détourner le sens ou à ne pas reconnaître sa spécificité parmi d’autres types de racisme (un leitmotiv de certains groupes antiracistes), comme dans l’exemple suivant :
L’étymologie, souvent avancée comme argument dans les discussions, comme si elle donnait à la démonstration un vernis scientifique, suffit à nier un phénomène attesté. Un peu comme si on avançait que le racisme n’existe pas puisqu’il a été prouvé que l’humanité n’est pas divisée en races. L’argument ne résiste pas à la preuve du réel, car le terme antisémitisme n’est jamais employé par les associations antiracistes dénonçant le racisme contre les Arabes ou les musulmans.
Le deuxième argument qui mobilise la notion de Sémite se déploie dans le cadre du conflit israélo-palestinien : tous les Juifs ne sont pas des Sémites, mais uniquement ceux d’origine moyen-orientale. Le tweet suivant illustre les représentations qui sous-tendent ce discours : le Juif blanc, portant des habits européens, fait la morale à l’habitant légitime du Moyen-Orient.
L’artifice stylistique consiste en un calembour qui ignore le sens consacré du mot antisémitisme en tant que haine antijuive et se focalise sur le sens littéral et ancien du mot (les Sémites comme famille linguistique qui inclut l’hébreu et l’arabe).
Ce même argument avait été utilisé par Mahmoud Abbas en septembre 2023, dans un discours où il affirmait que les Juifs ashkénazes (d’origine européenne) n’étant pas des "Sémites", ils n’avaient pas de légitimité au Moyen-Orient. Ce qui est sous-entendu ici est que seul a droit à la terre le vrai Sémite, habitant originel et authentique de la région.
Comme on le voit, le concept fonctionne dans deux enchaînements argumentatifs qui se contredisent, ce qui paradoxalement n’affaiblit pas sa circulation :
-
les Juifs ne sont pas les seuls Sémites, donc l’antisémitisme ne peut pas les viser particulièrement ;
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les Israéliens ne sont pas de vrais Sémites, donc ils n’ont pas de légitimité territoriale.
Alors que dans le premier argument tous les Juifs sont des Sémites (parmi d’autres), dans le deuxième ceux qui parlent une langue sémitique (l’hébreu) sont exclus du "peuple sémite".
Ce concept, tout droit sorti de l’imaginaire racialiste européen des XVIIIe et XIXe siècles, nous rappelle combien nos représentations actuelles sont dépendantes de l’agenda des idéologues du passé. Loin d’être une notion descriptive qui prend appui sur la science, le mot Sémite a, au contraire, nourri un programme idéologique qui jette plus d’ombre que de lumière sur les événements du présent.
Laura Calabrese, Professeure d’analyse de discours et communication, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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