En France, presque tous les départements ont connu cet été 2022 des restrictions d’eau.
Certains épisodes de sécheresse survenus dans les décennies et siècles précédents, comme celui de 1976, sont encore dans les mémoires. L’histoire retient ainsi la sécheresse de 1540 comme la plus sévère en Europe connue d’après les sources documentaires.
Quelles répercussions ces événements du passé ont-ils eues sur les sociétés et quel est l’intérêt de les étudier au regard de notre actualité brûlante ?
La sécheresse, un aléa naturel et une question sociale
Les recherches sur la sécheresse portent généralement sur les composantes atmosphériques et terrestres du cycle de l’eau. La sécheresse se caractérise d’abord par un déficit prolongé de précipitations qui peut s’accompagner d’une hausse de l’évapotranspiration en cas de très fortes températures : c’est la sécheresse dite « atmosphérique ».
On parle ensuite de sécheresse « édaphique », pour qualifier une longue période durant laquelle le contenu en eau des sols reste très faible (aussi appelée sécheresse « agronomique »), et de sécheresses « hydrologique » et « hydrogéologique » en cas de niveaux bas des cours d’eau (on parle d’étiage) et des nappes.
Les phénomènes de sécheresse peuvent être fortement amplifiés par des facteurs humains : prélèvements abusifs, détournements des eaux et drainages intenses des sols.
Ces événements constituent ainsi des phénomènes complexes et parler de sécheresse est loin d’être univoque. Il s’agit d’un aléa dont la perception est assez originale par rapport aux autres (spatialité diffuse, absence d’endommagement matériel ou de létalité directe, à la différence des inondations notamment).
Observer et caractériser les sécheresses
Des méthodes de mesure et de caractérisation de ces différentes sécheresses ont été développées à différentes époques et ne cessent d’évoluer.
Bien que des relevés de précipitations aient été réalisés dès le Moyen Âge, il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que se mette en place un réseau d’observations météorologiques en France. Ces mesures instrumentales de précipitations et de températures permettent de caractériser rétrospectivement les sécheresses atmosphériques à partir d’informations telles que l’indice de précipitations standardisé (SPI) ou de celui de précipitations et de températures standardisé (SPEI).
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Le suivi en continu des hauteurs d’eau des cours d’eau date de la fin du XIXe siècle et avait pour préoccupation première les niveaux atteints lors des crues. L’observation des débits d’étiage constitue d’ailleurs encore aujourd’hui un enjeu souvent moins prioritaire que le suivi des crues.
De même, les repères hydrauliques marquant les niveaux d’eau atteints lors d’événements exceptionnels concernent essentiellement les crues, à l’exception de certains cours d’eau d’Europe centrale. On y retrouve des marqueurs de la sécheresse appelés « pierres de la faim », rochers ordinairement immergés et sur lesquels le niveau des étiages extrêmes a été gravé.
La caractérisation de la sécheresse hydrologique repose généralement sur des indicateurs d’étiage calculés à partir des débits, or l’essentiel du réseau hydrométrique a été mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle. Des reconstitutions de séries historiques reposant sur des archives climatiques peuvent cependant être réalisées afin de mieux connaître et caractériser les étiages passés.
Quant aux sols, il faut également attendre le milieu du XXe siècle pour avoir une connaissance plus exhaustive de leur comportement lors des séquences sèches.
En France, le programme CLIMSEC fait remonter son historique à 1958. Depuis le milieu du XXe siècle, on observe un assèchement général des sols en Europe occidentale, qui est en particulier dû à l’artificialisation croissante des surfaces. Couplé à l’augmentation des températures mesurées à l’échelle mondiale, cet assèchement des sols a pour impact l’augmentation des sécheresses agronomiques, du moins en Europe occidentale.
Pourquoi s’intéresser aux événements passés ?
La reconstitution de longues séries hydro-climatologiques constitue une préoccupation des climatologues et des hydrologues qui cherchent dans le passé des événements de référence pour les extrêmes à venir.
Une reconstitution des étiages depuis 1871 a par exemple été réalisée par Laurie Caillouet à l’échelle de la France et d’autres travaux sont disponibles à des échelles régionales. Dans le bassin versant de la Moselle, une étude rétrospective a permis de mettre en évidence une série d’étiages entre 1871 et 2018.
Ces reconstitutions permettent de repositionner les sécheresses actuelles sur le long terme et de disposer de références pour apprécier leur gravité.
On constate ainsi que des sécheresses extrêmes et aussi sévères que les événements de l’été 2022 se sont déjà produites par le passé ; mais ces épisodes deviennent à présent plus fréquents et plus précoces.
Cette évolution (les processus ne sont plus constants au cours du temps) remet en cause l’idée de stationnarité des écoulements. Or, les valeurs de référence à partir desquelles sont définies les règles de gestion de l’eau et l’estimation des volumes prélevables s’appuient sur des méthodes d’analyse fréquentielle qui reposent sur l’hypothèse de stationnarité.
Si les sécheresses exceptionnelles vécues ces dernières années deviennent la norme, alors les valeurs de référence ne seront plus adaptées et devront être réévaluées en tenant compte de ces nouvelles tendances.
Des sécheresses « remarquables »
C’est aussi en s’orientant vers les perceptions et représentations sociales des sécheresses que le regard historique apporte de précieux éclairages.
Contrairement aux autres aléas (inondations, séismes, mouvements gravitaires) les sécheresses ont suscité des réactions ambivalentes. Chez des météorologues comme chez nombre d’agriculteurs du XIXe siècle, les longues séquences sèches étaient souvent interprétées ou craintes comme le signe d’un changement climatique, ce qui peut apparaître comme une curieuse prémonition à nos yeux.
Mais à l’inverse, et sans doute parce que leurs conséquences les plus graves sont assez insidieuses (ou mal appréciées par une partie de la population, notamment dans les grandes villes), elles ont parfois été considérées avec une certaine curiosité, voire avec humour.
Afin de se dégager de la subjectivité des discours ou des réactions sociales, les historiens du climat ont cherché à catégoriser pour comparer les événements de sécheresse dans l’histoire, en élaborant plusieurs indices.
Christian Pfister, historien suisse du climat, a ainsi proposé un indice souvent repris qui classe certaines périodes (mois, années) de -3 (très sec) à +3 (très humide), grâce à des données issues de l’analyse critique de volumineuses archives publiques ou privées.
Mais il reste possible de prendre aussi en considération la dimension sociale de l’événement, comme le suggère le travail de Martin Boudou qui propose, pour les inondations, l’élaboration d’un indice de remarquabilité, une démarche adaptable aux sécheresses. Sa grille de paramètres regroupe l’intensité de l’aléa, la gravité des dommages et des répercussions et l’extension spatiale de l’événement.
Ce que nous enseigne la référence aux sécheresses historiques, c’est que ces événements vont devoir désormais être pris beaucoup plus au sérieux que jusqu’à présent (en raison de l’augmentation de leur fréquence et de l’inadéquation croissante de nos comportements et modes de vie à cette tendance). Il faut aussi souligner que les conflits pour la ressource en eau ont été légion dans le passé et que leur éventualité et leurs ressorts sociaux doivent être pris en compte.
Blocages et tensions autour de la ressource en eau
À d’autres échelles d’analyse, les archives nous montrent que, dès le XIXe siècle, on atteint des situations de blocage pour l’utilisation de la ressource hydrique dans l’agriculture comme dans l’industrie. Avant l’essor de la fée électricité ou de la machine à vapeur, l’eau constituait la première source d’énergie pour faire fonctionner les usines et un facteur clef d’augmentation des rendements agricoles.
À l’occasion de certaines séquences sèches (au début du XIXe siècle dans le Midi ou en 1857-58 dans l’est de la France), et alors que la sécheresse est moins sévère que de nos jours, et surtout moins associée à des températures très élevées, des conflits éclatent entre des industriels qui brandissent la menace du chômage et du désordre social pour faire fonctionner leurs usines grâce à l’eau et des agriculteurs forcés par les pouvoirs publics à restreindre leurs arrosages.
Se préparer à faire face
Les pouvoirs publics, de l’échelle communale à l’échelle nationale, ne furent jamais indifférents aux pénuries d’eau. En 1786, un intendant du royaume de France propose en Touraine une répartition spatiale des paroisses les plus touchées après « une effrayante sécheresse qui a désolé nos campagnes et totalement découragé nos laboureurs ». Le poids de l’imposition excessive est dénoncé en Anjou.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, des arrêtés ou des décrets autorisent ou limitent déjà les prélèvements d’eau, et les autorités organisent des tournées de gendarmerie pour contrôler le respect des mesures, participent à des distributions d’eau, voire lancent des enquêtes pour connaître la gravité de la situation.
Le 22 juin 1893, des renseignements sont pris par la préfecture d’Indre-et-Loire pour savoir comment le bétail résiste. Les réponses communales sont très diversifiées (détourner des rivières et inonder les prés, vendre le bétail…) et parfois alarmantes (le bétail se meurt et il n’y a rien à faire).
En outre, on envisage aussi très tôt des mesures structurelles pour faire face au risque de pénurie d’eau : elles sont parfois très anciennes comme les canaux d’irrigation telles les bisses en Suisse et même les réservoirs.
1976, 2003, 2018…
Les sécheresses sévères constituent autant d’incitations ou de prétextes pour édifier des barrages destinés au soutien des étiages, ce qui, pour l’historien de l’environnement, révèle les forts intérêts économiques liés à l’eau.
Dans le bassin de la Moselle, dès la sécheresse de 1921, des prospections sont menées pour trouver de nouvelles ressources pour l’alimentation en eau potable. Mais dans cette région, c’est surtout le retour d’expérience de l’année 1976 qui est à l’origine de nombreux travaux visant à réduire le risque de pénurie d’eau (amélioration des réseaux d’alimentation en eau potable, création de retenues).
L’année 2003 constitue également un événement charnière qui met en évidence la vulnérabilité de tout le territoire face au risque canicule et sécheresse. Il en découle la mise en place du plan canicule et du plan sécheresse qui permettent de mieux anticiper ces événements.
Étudier l’histoire des sécheresses et les réactions politiques et économiques permet ainsi de décrypter les trajectoires de mise en exploitation ou de gestion de la ressource hydrique.
Désormais, des mesures de restriction anticipées sont décidées, des bulletins sécheresse sont publiés. Plus récemment, et dans la perspective de sécheresses plus intenses, des outils opérationnels pour la prévision des étiages (comme les projets PREMHYCE et CIPRHES) ont été développés à l’échelle nationale.
Une comparaison des sécheresses de 1976 et 2018 a montré que, dans l’est de la France, 2018 fut comparable à 1976 par son intensité, mais que, en 2018, les impacts furent moindres, car le territoire était mieux préparé donc moins vulnérable.
Cet été 2022, à la fin du mois d’août, 79 départements français étaient en « situation de crise », ce qui souligne la nécessité de nouvelles mesures pour répondre au défi climatique, mais aussi social et politique. Car les conséquences locales des sécheresses interrogent : si l’absence de pluie est un facteur déclencheur, certaines pratiques sociales et ajustements politiques ne sont pas anodins pour expliquer les manques d’eau.
L’histoire, aussi bien climatique, hydrologique, qu’environnementale et économique, n’est donc pas à négliger. La rareté de l’eau peut accroître les injustices dans l’accès à la ressource. Même une certaine abondance est parfois source d’inégalités lorsque la répartition n’est pas équitable. C’est une conséquence de choix socio-politiques où les variabilités climatiques ne sont pas toujours les plus déterminantes.
Alexis Metzger, Géographe de l’environnement, du climat et des risques, INSA Centre Val de Loire; Claire Delus, Maître de conférences en géographie, Université de Lorraine; Judith Eeckman, Docteure en hydrologie, Université de Lausanne et Nicolas Jacob-Rousseau, Maître de conférences en Géographie, Université Lumière Lyon 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.