Sécheresse record et crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique : il est possible de mieux prévoir pour agir

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La Corne de l’Afrique – principalement la Somalie, l’Éthiopie et le Kenya – est actuellement frappée par une sécheresse d’une très grande ampleur due à des pluies historiquement basses et à des températures élevées.

Le réseau Famine Early Warning System (FEWS) rapporte ainsi que les précipitations enregistrées lors de la petite saison des pluies, d’août à octobre 2016, et de la saison principale, de mars à mai 2017, ont été historiquement basses sur de vastes zones. La région centrale de la Somalie a, par exemple, reçu entre juin 2016 et mai 2017 seulement 40 % des pluies constatées en temps normal (comparé à la période 1981-2010), avec un déficit particulièrement fort en 2016. Cette sécheresse s’avère être, par endroits, la pire observée depuis 35 ans.

Sécheresse et changement climatique

À l’évocation de cette sécheresse particulièrement intense, on s’interroge sur le rôle du changement climatique. Cette sécheresse se serait-elle produite s’il y avait moins d’émissions de gaz à effet de serre par l’homme ?

Cette question complexe nécessite une étude approfondie. Une première équipe de chercheurs a ainsi étudié la question en se penchant sur les cas du Kenya et de la Somalie ; elle conclut que les températures élevées de 2016 sont dues très probablement au changement climatique ; on ne peut en revanche conclure en ce sens quant à la baisse des pluies.

Une autre étude rétrospective sur la période 1979-2013 montre quant à elle que les épisodes de sécheresse récurrents en Afrique de l’Est ces dernières années seraient dus à une conjugaison des effets du changement climatique d’origine anthropique avec ceux (naturels) du phénomène météorologique El Niño. Ici encore, l’action du changement climatique est un des facteurs mais n’explique pas tout.

Une crise alimentaire importante

Le deuxième volet de cette crise est humain, comme le soulignent plusieurs rapports d’ONG et d’organisations internationales. On observe, en effet, une situation de crise alimentaire forte dans la zone avec 3,1 millions de personnes en Somalie, dont la situation alimentaire atteindra jusqu’en décembre 2017 le niveau d’alerte ou d’urgence (niveau 3 ou 4 sur une échelle de 5) et 859 000 personnes déplacées entre novembre 2016 et août 2017, si l’on se réfère aux données diffusées par USAID en août 2017.

La Somalie et le sud de l’Éthiopie sont les régions les plus frappées. Si la situation est préoccupante au Kenya, elle reste moins critique. Sur la période de juin à septembre 2017, le réseau FEWS ne déclare aucune région dans la catégorie la plus extrême. Certaines zones de Somalie pourraient cependant passer en état de famine d’ici à la fin de l’année, notamment en cas d’interruption de l’aide humanitaire.

Une crise alimentaire, des causes multiples

Le lien entre sécheresse et crise alimentaire, dans une région où l’agriculture est principalement non irriguée, semble à première vue évident : des récoltes mauvaises à cause du manque de pluie, du bétail ayant peu ou plus de pâturage et d’eau.

Le lien n’est pourtant pas si direct et les processus aboutissant à des famines sont bien plus complexes. Pour les spécialistes qui se réclament des travaux du philosophe et économiste indien Amartya Sen, les famines ont de multiples causes institutionnelles et ne correspondent pas nécessairement à des crises de production ; selon la théorie malthusienne, elles sont imputables à la démographie. Plus récemment, ce sont les causes environnementales, notamment climatiques, qui sont pointées du doigt : cet aspect suscite un grand intérêt dans la littérature académique depuis les grandes sécheresses des années 1970.

Pour autant, certains auteurs (à l’image de l’historien Philip Slavin) soutiennent qu’on a tendance à surévaluer le rôle du climat dans la genèse des famines ou des guerres. C’est ce que Mike Hulme nomme le réductionnisme climatique et qu’il inclut dans le prolongement de la théorie des climats, en vogue au début du XXe siècle.

Il est évident que les paramètres climatiques (pluie, température) influencent les niveaux de production, mais les chocs climatiques mènent « seulement » à des disettes, c’est-à-dire à des déficits de production importants, mais pas à des famines. Le passage de la disette à la famine est lié à des facteurs anthropologiques et démographiques : ce sont eux qui empêchent la mise en place de mécanismes d’atténuation classique (stocks, importations ou aides externes).

Dans cette crise alimentaire qui frappe la Corne de l’Afrique, il faut ainsi rappeler que la Somalie est fortement sujette à des conflits armés. Récurrents depuis une vingtaine d’années, ils ont de multiples répercussions, comme la difficulté de diffuser les importations de denrées alimentaires pour pallier le déficit de production. De même, ces conflits impliquent entre autres les islamistes Chabab qui interdisent l’arrivée de l’aide humanitaire dans certaines zones. Enfin, la Somalie possède des structures étatiques très faibles qui ne lui permettent pas de gérer efficacement ce type de choc de production.

Prévoir les sécheresses

Une approche globale pour tenter de prévenir de telles crises s’avère indispensable. Il faut agir à la fois sur les aspects socio-économiques (renforcement des États, sécurisation des zones de conflits, politiques de développement inclusives, etc.) et sur les aspects environnementaux.

Le déficit de pluie des deux saisons (août à octobre 2016 et mars à mai 2017) avait été prévu de façon assez juste lors des forums GHACOF (Greater Horn of Africa Climate Outlook Forum) de 2016 et 2017. Ces réunions d’experts, qui se tiennent périodiquement pour chaque région d’Afrique, permettent de produire une prévision des pluies attendues pour la saison à venir (tendance plutôt humide, normale ou sèche).

Si ces prévisions sont loin d’être parfaites, les deux saisons en question avaient bien été annoncées comme plutôt déficitaires. « La prévision saisonnière indique que la plupart des pays de la région va connaître une baisse de la pluie durant la saison des pluies de mars-avril-mai 2017 », prédisait le rapport du forum dès février 2017. Et de préciser : « Ces pluies inférieures à la moyenne vont probablement avoir un impact négatif sur la sécurité alimentaire et la disponibilité en eau dans la région ».

De telles prévisions avaient déjà été formulées dans le cas de la famine de 2011 en Somalie et s’étaient vérifiées. Malheureusement, si elles sont en général accompagnées de conseils aux agriculteurs, elles restent très fréquemment inconnues du milieu rural. Les usagers pourraient portant en tirer un bénéfice certain en adaptant leurs pratiques : choix de variétés résistantes, ajustement des achats d’engrais, etc. Améliorer la diffusion de ces informations et leur appropriation par les agriculteurs est ainsi fondamental pour le futur. Mais là encore, certaines conditions socio-économiques (absence de conflits, accès aux engrais et marchés, par exemple) doivent être favorables pour que les dispositifs mis en place portent pleinement leurs fruits.

Agir à temps

On pourra également regretter que ces prévisions, conjuguées à un bilan de la situation, ne permettent pas une action d’urgence plus rapide. Bien connu, ce problème est observé lors de nombreuses catastrophes naturelles, en particulier lors d’inondations : l’aide arrive souvent trop tardivement. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit ces dernières semaines lors des inondations en Sierra Leone.

Mais des solutions existent.

Citons à ce titre un mécanisme innovant, le forecast based financing, développé notamment par le centre climatique de la Croix-Rouge. Mis en place dans différentes régions du monde, il a récemment montré son utilité en Ouganda lors des inondations de 2015. Lorsqu’une prévision donnée dépasse un seuil d’alerte défini, des fonds – d’un bailleur vers un acteur implanté dans la zone (en l’occurrence, la Croix-Rouge ougandaise) – sont automatiquement débloqués pour pouvoir apporter aux populations touchées l’aide nécessaire (kit de potabilisation de l’eau, par exemple).

Ce mécanisme, en phase de développement, laisse ainsi espérer une arrivée plus rapide de l’aide sur les zones en crise dans un futur proche. Il nécessite cependant que le bailleur et les autorités impliquées intègrent et acceptent que la prévision puisse amener parfois à agir en vain. C’est un coût politique et économique qu’il faut assumer. Un pas dans ce sens a peut-être été fait récemment en Éthiopie avec la création, en août 2017, d’un comité spécial sur les sécheresses, dont l’objectif vise à atténuer les crises, lorsque celles-ci sont prévues et imminentes.

Philippe Roudier, Chargé de recherche agriculture, climat et sécurité alimentaire, AFD (Agence française de développement)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Crédit image : Flickr/CC – PROOxfam International


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