Vendredi 14 octobre, deux militantes de Just Stop Oil (un mouvement qui milite en vue de l’arrêt des projets pétroliers et gaziers britanniques) se sont introduites dans la National Gallery de Londres et ont projeté de la soupe à la tomate Heinz sur les Tournesols (1888) de Van Gogh, avant de coller leurs mains à la cimaise murale de la salle d’exposition. Scandale instantané et stratosphérique.
Qu’il s’agisse de soupe ou de purée, l’écho médiatique que rencontrent ces incidents remplit à la perfection leur mission de médiatisation de la cause écologiste. Elles comportent en outre, par leur effet scandaleux, leur propre autojustification, en démontrant que l’atteinte à l’art nous scandaliserait désormais plus que celle au vivant… Les Tournesols étant protégés par une vitre, elle-même métaphore de cette protection de l’art, l’agressivité simulée de cette action lui confère d’abord une portée symbolique. Pour discuter de sa pertinence et de ses limites, il n’est pas inutile de se replonger dans l’histoire de l’activisme artistique et des interventions dans les musées.
Art ou activisme ?
Levons d’abord tout malentendu : les militantes de JSO, même si leur action utilise un répertoire artistique, ne revendiquent que la dimension politique de leur mise en scène, et la vidéo de la séquence dénote en effet un contournement délibéré de toute tentative d’esthétisation, et même une certaine maladresse. Mais l’on peut s’amuser à regarder les choses par l’autre bout de la lorgnette : si elles avaient revendiqué le caractère « artistique » de leur « event », il est fort à parier que le scandale eut été bien moindre, voire nul. La transgression est mieux supportée quand elle est signée par un artiste que par un activiste. Ce qui du reste confirme un peu la portée de leur message : l’art est devenu un signifiant rassurant, domestiqué et en partie inoffensif, un miroir de nos névroses qui ne conduit qu’à de la reproduction.
Petite comparaison : leur action était bien moins violente (et sordide) que celle de l’artiste-performeur Piotr Pavlenski, auteur d’un happening dirigé ad hominem (et ad penem) contre Benjamin Griveaux, qui excédait quant à lui la frontière de la simulation. Mais l’exaction de Pavlenski ne suscita pas, il s’en faut de beaucoup, la même levée de boucliers moralisatrice. Car son auteur était un artiste. Sans doute aussi parce que l’opinion aime plus Van Gogh que ses actuels dirigeants, mais il s’agit là d’une autre histoire… La comparaison montre en tout cas, si cela était encore nécessaire, la ténuité infime de ce qu’il reste de frontière entre art et non-art : les définitions ne sont plus qu’affaire de contexte, de réception et de paramètres extérieurs à l’œuvre elle-même, ce que Nelson Goodman avait appelé l’« allographisation » de l’art.
Échos à l’histoire de l’art performance
Il n’empêche que l’action des militantes JSO s’inscrit aussi dans cette histoire artistique de la performance et des interventions d’artistes. Les critiques horripilés qui n’ont vu que les cheveux roses et les inscriptions sur les T-shirts sont passés à côté de nombreux hypertextes (volontaires ou non, ce n’est pas la question : un réseau de signes apparaît) qu’il serait fastidieux de relever exhaustivement : le Grand Verre de Duchamp, l’action painting, la soupe Campbell de Warhol, « les décollages » de l’artiste Fluxus Volf Vostell, et même la banane collée sur un mur de Maurizio Cattelan… La liste à la Prévert serait sans intérêt, mais le jeu d’échos est assourdissant, précisément parce que l’histoire récente de l’art contemporain consiste en cette confusion progressive, et dérangeante, entre l’esthétique et le politique.
Quant à l’artification du geste de vandalisme, c’est aussi une vieille histoire qui remonte aux avant-gardes historiques : empreint d’ironie nihiliste, les tracts et manifestes dadaïstes sont truffés d’appels (métaphoriques) à la casse, tandis que Tristan Tzara comparait l’art à « un poète aux côtes cassées comme Picabia qui casse tous les os et les roses de verre ». Ce même Francis Picabia qui proclamait dans son Manifeste cannibale (1920) :
« Vous êtes les maîtres de tout ce que vous casserez. On a fait des lois, des morales, des esthétiques, pour vous donner le respect des choses fragiles. Ce qui est fragile est à casser. Éprouvez votre force une fois ; après cela je vous défie bien de ne pas continuer. »
Et Picabia de conclure en un retournement éloquent : « Ce que vous ne pourrez casser vous cassera, sera votre maître. »
Et bien avant Pinoncelli, qui se rendit célèbre en urinant et en endommageant l’urinoir (Fontaine) de Duchamp, bien avant l’œuvre autodétruite de Banksy, il y eut l’autrichien Gustav Metzger, inventeur de « l’autodestructive art », l’art qui s’autodétruisait : les toiles, installations était offertes à la nature, à ses forces de corrosion qui, en agissant sur les œuvres, les déformaient et prenaient la place de l’artiste et du pinceau. Dans un tout autre registre, le retrait de l’artiste au profit de l’œuvre de la nature ou du cosmos se retrouve dans « l’Arte povera », dans le « Land art », dans les performances telluriques d’Ana Mendieta… C’est infini.
Bref. La lutte entre l’art et la vie, la dramatisation de la tension entre l’objet et le geste sont des topos récurrents de l’art contemporain, dont une partie s’est employée depuis longtemps à dénoncer la réification de l’art bourgeois, la dévitalisation des œuvres dans les musées, leur marchandisation, leur institutionnalisation et leur financiarisation. Cette part vitaliste de l’art contemporain, qui occupe une bonne part de l’art performance, est déjà depuis longtemps (au moins Beuys et Abramovitz) entrée dans les musées, paradoxe souvent mis en relief par les commentateurs divers et variés.
Musées et activisme
L’histoire de l’activisme dans les musées est tout aussi fournie : on peut songer à Bed Piece (1972) de Chris Burden, mais surtout aux actions contestatrices du groupe Fluxus, entreprises dans les années 1962 pour dénoncer la dévitalisation de l’art au profit d’un art bourgeois, marchand et inoffensif, déconnecté du monde et prédigéré pour un public amorphe et apathique. Les premiers festivals Fluxus sont des séries de sketches ou l’on bousille quelques pianos, où l’on transforme sa tête en pinceau ou son corps en violon. Contrairement à l’affaire des Tournesols qui obéit à une idéologie, le public de ces happenings était interloqué, traversé en même temps par le rire et le scandale devant ces bouffons post-dadaïstes. Parmi les plus célèbres manifestations et piquets de grève de Fluxus, il y eu la manifestation avec Henry Flint devant le MoMA de 1963, et les piquets de grève contre les concerts de Stockhausen, compositeur dont ils avaient fait le symbole de l’art officiel européen et réactionnaire.
Enfin, il y eut Joseph Beuys qui ouvrit la voie aux performances véritablement activistes, autrement dit animées par une cause, ce qui n’était pas le cas de l’agitation Dada ou Fluxus, bien moins dirigée et intentionnelle. Beuys est l’inventeur de l’agit-prop artistique et écologiste comme en témoignent plusieurs actions : Bog action (1971), une des premières performances d’activisme écologiste pour contester contre l’assèchement d’une mer intérieure aux Pays-Bas ; I like America and America like me (la performance avec le coyote) ; 7000 Chênes présenté à la Documenta de Kassel en 1982 – pour ne citer que quelques exemples.
« Floutage entre l’art et la vie »
L’action de la National Gallery mérite d’être mise en perspective avec cette tradition de « floutage entre l’art et la vie » (« blurring of art and life », selon l’expression d’Allan Kaprow), qui a mis partiellement l’art au service du politique. Les Femen, les Guerilla Girls ou les Pussy Riot nous ont habitué à ce mélange entre art et militantisme, et cela depuis fort longtemps.
L’aspersion de soupe à la tomate constitue un geste de désartification et de désacralisation d’une œuvre d’art à la célébrité planétaire, et fétichisée par son prix – une des premières réactions des scandalisés fut en effet de rappeler la valeur marchande des Tournesols, quand bien même cette œuvre appartient à une collection publique. Une telle mise en perspective ne revient donc nullement à « artifier » (transformer en œuvre d’art) l’action des militantes JSO, et donc encore moins à les légitimer « parce que ce serait de l’art » : l’art est tout aussi redevable de critique que le militantisme. Les résonances avec l’histoire de l’art ne sont ni en sa faveur ni en sa défaveur, mais elles nous offrent d’autres outils critiques pour s’évader un peu de la polémique et changer d’angle. La filiation avec Beuys, par exemple, vaut dans toute son ambivalence : l’artiste allemand dérange encore par sa proximité avec l’anthroposophie, son personnage mégalomane de « guérisseur », son recyclage de la symbolique nazie à des fins de « réparation »…
L’irritation absolue, mais médiatiquement bénéfique, suscitée par cette intervention (finalement bénigne) à la National Gallery sert de révélateur au contexte de réception – et la révélation du contexte est souvent la visée ultime de l’art performance, souvent qualifié d’« environnemental » par les artistes eux-mêmes : notre époque est saturée de transgression, de buzz, de disruption, mais aussi d’attaques bien réelles contre l’art et contre la liberté d’expression. Il n’est pas étonnant que ce genre d’irruption soit mal reçue. Par ailleurs, le dualisme idéologique qui sert de cadre à l’intervention la dessert : outre qu’opposer nature et culture relève d’un antihumanisme potentiellement dangereux, prétendre que la culture serait plus protégée que la nature est, dans le meilleur des cas, d’une naïveté et d’une ignorance déconcertantes. Cela n’ôte rien à l’intérêt de rappeler que, malgré l’artificialisation extrême de notre environnement, l’art continue d’avoir besoin de la vie pour exister. Qu’un art sans vie n’est qu’un art pour zombie. C’était (peut-être) cette méditation à laquelle nous conviait Pascal Rambert mettant en scène l’épopée de Gilgamesh dans le champ de tournesols de l’île de la Barthelasse, à Avignon….
Gardons-nous en tout cas d’opposer nature et culture en conservant à l’esprit l’aphorisme d’Oscar Wilde (« La nature imite ce que l’œuvre d’art lui propose ») et celui de Robert Filliou (« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art »).
Merci à la metteuse en scène Yaël Bacry qui a, par ses réflexions et nos échanges, contribué à nourrir cet article.
A noter : Isabelle Barbéris sera en direct dans l’émission Signe des Temps, sur France Culture, dimanche 30 octobre entre 12h45 et 13h30.
Isabelle Barbéris, Maître de conférences HDR en Lettres et Arts, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.