Santé mentale des migrants : prévenir et agir est une question de santé publique

REDIFFUSION

Le drame d’Annecy a suscité une émotion nationale et fait ressurgir un sujet tabou : la santé mentale des migrants.

Le 8 juin 2023, un homme de nationalité syrienne, reconnu réfugié par les autorités suédoises et demandeur d’asile en France a poignardé huit personnes, dont quatre enfants. Comme lors des drames précédents de Saint-Laurent-sur-Sèvre ou de Villeurbanne, l’actualité vient percuter le débat sur l’accueil des migrants, et devient propice à la récupération par les détracteurs d’une politique migratoire jugée trop laxiste. Il est alors question de la possible dangerosité des migrants et de leur soi-disant manière de profiter du système de soin français, d’autant que ce dernier, notamment son secteur psychiatrique, est exsangue.

Pourtant la recherche épidémiologique et clinique est unanime : les personnes migrantes et notamment primo-arrivantes, dont certaines ont vécu des violences extrêmes à l’origine de leur départ – emprisonnement, torture, viol, agression, etc. – ou lors de leur parcours migratoire, présentent un surrisque de développer des troubles psychiques. Ces troubles sont largement aggravés par des conditions d’accueil problématiques, une législation inadaptée et la difficulté d’accès au soin.

Seule une politique sanitaire et sociale globale peut permettre de prévenir de tels drames, certes rares, et plus largement d’assurer une véritable prise en charge en santé mentale, aujourd’hui maillon faible de la politique d’accueil des migrants, alors qu’elle en est un pilier essentiel.

Déconstruire le tabou de la santé mentale des migrants

S’il n’y a pas de lien de causalité directe entre la migration et la santé mentale, il est en revanche avéré que plusieurs facteurs pré-migratoires, migratoires, mais aussi post-migratoires aggravent les risques de développer des troubles psychiques. Ceux-ci sont par ailleurs plus fréquents et sévères que les troubles somatiques (des troubles physiques) à l’arrivée des migrants, dont l’état de santé a tendance à se dégrader lors de la suite du séjour dans le pays d’accueil.

Si la majorité des migrants ne développent donc pas de troubles de santé mentale, certains d’entre eux, notamment les demandeurs d’asile victimes de violences et demandant à être protégés des persécutions subies dans leur pays d’origine, représentent des populations dites « vulnérables » et susceptibles de développer des troubles.

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De récentes enquêtes montrent que les migrations contemporaines sont violentes : par exemple 78 % des demandeurs d’asile pris en charge par le Comité pour la santé des exilés (Comede) en 2021 ont subi des violences et 27 % des tortures, tandis que 56 % des 396 patients reçus par le Centre Primo Levi (une association dédiée au soin et au soutien des personnes victimes de la torture et de la violence politique exilées en France) en 2022 disent avoir été victimes de torture.

Par ailleurs, les trajectoires migratoires, comme la traversée de la Lybie ou de la Méditerranée, occasionnent de nouvelles expositions à la mort, aux persécutions, aux pertes brutales, qui plongent les migrants dans un état de stress intense et ont de fortes répercussions psychiques.

Enfin la situation de précarité des primo-arrivants à leur arrivée, combinée à la barrière de la langue, au manque d’information, à la difficulté d’accéder aux soins, accroît leur vulnérabilité psychique. La vie à la rue ou dans les campements représente une épreuve qui peut détériorer la santé mentale. Certaines populations sont particulièrement vulnérables, par exemple les mineurs non accompagnés, les migrants LGBT+, ou les femmes seules, enceintes ou avec de jeunes enfants.

Stress post-traumatique et dépression

La recherche internationale documente les liens entre l’exposition à des évènements traumatiques et la détresse psychologique, exposition qui favorise l’apparition de troubles de stress post-traumatique (TSPT) dont les traumas complexes lorsque les violences sont répétées.

Les personnes souffrant de psychotraumatisme font état de symptômes qui ont un impact considérable sur leur vie quotidienne : dissociations, troubles du sommeil majeurs, cauchemars, troubles cognitifs et de mémoire, etc. Ces troubles sont fréquemment associés à des épisodes dépressifs. Ainsi l’apparition des troubles psychiques a été mesurée par une équipe internationale de recherche menée par la psychologue Rebecca Blackmore à partir d’enquêtes incluant 21 842 demandeurs d’asile et réfugiés dans 15 pays. Les TSPT et la dépression concernent 31,5 % des personnes étudiées, celle des troubles anxieux 11 %. Celle des troubles psychotiques est également avérée, mais nettement moindre : 1,5 %.

L’évolution de ces troubles est directement corrélée à la qualité de l’accueil et à l’accès aux soins. Comment stabiliser une personne souffrant de stress post-traumatique quand elle est sans domicile ? La vie à la rue peut favoriser un vécu de persécution et redéclencher des reviviscences traumatiques.

Une offre de soin sous-dimensionnée

Face à cette situation complexe, aggravée par les récentes lois sur l’immigration qui limitent le droit des exilés à la santé, l’offre de soins en santé mentale pour les migrants demeure largement sous-dimensionnée en France.

Rares sont les services de soin, notamment de droit commun, disposant d’une consultation de psychotraumatisme spécifiquement formée à la prise en charge des populations migrantes dont la demande déborde les services de psychiatrie classique. Ce sont alors les initiatives locales, notamment associatives, qui pallient les manques.

Les migrants constituent une patientèle spécifique et difficile à atteindre, pour quatre raisons principales. Tout d’abord, les personnes en migration sont mobiles, elles se déplacent sur le territoire en fonction des aléas de leur parcours administratif, et donc peuvent ne pas adhérer aux soins sectorisés.

Plus encore, les personnes en souffrance psychique peinent à nommer des symptômes qui les inquiètent, comme les pertes de mémoire ou les reviviscences. Les dernières études montrent que le quotidien des primo-arrivants ne favorise pas la recherche de soins, bien au contraire. Consulter parce qu’on a des cauchemars peut leur sembler secondaire lorsqu’il faut d’abord s’occuper de « la galère de l’hébergement » ou des démarches administratives dans ce qui s’avère être un véritable parcours du combattant.

Enfin, la barrière de la langue constitue un obstacle majeur aux prises en charge. Or, malgré la reconnaissance officielle des besoins d’interprétariat par la Haute Autorité de la Santé depuis 2017, l’interprétariat professionnel demeure très insuffisant dans les services de santé, ce qui entrave la qualité des soins. Le déni des langues est un des écueils majeurs de l’accueil des migrants, a fortiori lorsqu’ils sont en souffrance psychique.

Renouveler radicalement l’offre de soin en santé mentale pour les migrants

Un système de soin efficace doit donc prendre en charge l’ensemble des facteurs qui impactent la santé mentale. Dans la durée, cela suppose une prise en charge précoce car seule la prévention peut diminuer les troubles, les risques de décompensation et leur coût à long terme.

Sur le territoire, cela signifie une action coordonnée entre les acteurs du soin, sociaux et juridiques, institutionnels et associatifs, avec la présence d’interprètes médiateurs. Le plan vulnérabilité mis en œuvre à parti de 2021 par le gouvernement propose des actions pour protéger les demandeurs d’asile et réfugiés dits « vulnérables », mais il est sous-doté, sous-dimensionné et ne garantit pas les prises en charge effectives.

Déstigmatiser la question de la santé mentale des migrants est le premier jalon pour une amélioration de leur situation. C’est donc une conscience renforcée de l’enjeu de santé publique, en partenariat avec tous les acteurs, qui peut permettre de replacer les problématiques à leur juste niveau, dans le respect du droit : par exemple l’aspect préventif de l’aide médicale d’État doit être défendu, de même que le droit au séjour pour soin des étrangers malades.

Au niveau clinique, il est avéré que la reconnaissance de la souffrance psychique et l’accompagnement sont essentiels pour limiter le risque d’apparition de troubles après un traumatisme. Ainsi, tandis que le débat se poursuit sur le risque, pourtant rare, de décompensation psychotique menant à un drame comme celui d’Annecy, d’autres demandes s’élèvent, numériquement bien plus importantes, mais médiatiquement moins spectaculaires, pour prendre en charge la souffrance psychique des migrants.

De la frontière du Calaisis où se multiplient les naufrages à celle du Briançonnais où des familles de migrants traversent toujours plus nombreuses dans des conditions de stress intense, le besoin de soins en santé mentale des rescapés est immense. La capacité d’y répondre est une affaire de santé publique mais aussi de conscience éthique et politique, qui engage toute notre société.

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Anthropologue, psychologue clinicienne, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock / Frederic Legrand - COMEO

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