L’actualité récente le montre bien, la place de la religion dans la société française fait débat. L’entreprise n’étant bien évidemment pas hermétique à ce qui touche son environnement il n’est pas étonnant que la place de la religion au travail soit également questionnée.
Le rapport de l’Institut Montaigne, réalisé en collaboration avec l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) intitulé « Religion au travail : croire au dialogue », publié le 7 novembre 2019, dresse, un état des lieux de la présence du fait religieux dans les situations de travail et de la manière dont cela interroge l’action managériale. En outre, ce travail met en évidence l’existence de deux réalités de la religion au travail qui sont de plus en plus distinctes l’une de l’autre.
Demandes relatives au temps de travail
Plus de 70 % des personnes ayant répondu à l’enquête de l’Institut Montaigne et de l’OFRE rencontre régulièrement (chaque jour, semaine ou mois) ou occasionnellement (chaque trimestre, plusieurs fois par an) des faits religieux au travail. Ce chiffre est en très légère augmentation par rapport aux années récentes.
Les faits religieux les plus fréquents sont les demandes relatives au temps de travail : demandes d’aménagement ponctuel des horaires, planning de travail, planning des vacances, demandes d’absences, etc. Ces questions relatives à la présence au travail et au temps de travail représentent près du tiers des faits religieux.
Le port visible de signes représente un peu plus du quart des faits repérés. Le troisième fait le plus courant est la pratique individuelle de la prière pendant des temps de pauses. Ces trois types de faits les plus courants ont pour caractéristique commune de ne pas remettre en cause directement l’organisation du travail et son fonctionnement. Ce n’est pas le cas des autres types de faits repérés tels que les prières pendant le temps de travail (7 %), le refus de travailler avec des femmes (6 %), d’être manager par des femmes (2 %) ou même de serrer la main à des femmes (5 %), le prosélytisme (2 %) ou encore le refus de réaliser certaines tâches (5 %). Ces derniers faits sont minoritaires mais, contrairement aux précédents (demandes d’aménagements du temps, ports de signes, prières pendant les pauses), ils remettent directement en cause l’organisation et la réalisation du travail et/ou les relations professionnelles interpersonnelles. La très grande majorité de ces faits sont liés à l’islam.
Un peu plus de 80 % des personnes interrogées dans cette enquête n’observent pas, ou très rarement, de situations de discrimination dans leur environnement de travail. Près de 9 % en observent occasionnellement, et plus de 10 % en observent régulièrement. Les faits de discrimination les plus couramment rencontrés par les personnes interrogées ici sont, liés à l’embauche, aux promotions, à la distribution des responsabilités fonctionnelles ainsi qu’à la vie sociale (invitation à des repas ou des pots d’équipe par exemple). Il existe de plus, comme l’illustre le graphique ci-dessous, des différences significatives entre les groupes de répondants en fonction de leur religion.
Un peu plus d’une situation (54 %) sur deux nécessite une intervention du management et cela se traduit par des tensions et des conflits dans 19 % des cas. Ces deux chiffres sont en légère hausse par rapport aux années précédentes.
Un fait religieux de mieux en mieux géré
Dans la grande majorité des entreprises françaises concernées, la religion au travail pose peu de problèmes. Les faits religieux causent peu de dysfonctionnements ainsi que peu de tensions et de conflits. Du côté des salariés pratiquants, l’attitude la plus courante est de n’exprimer sa religiosité qu’à la marge du fonctionnement organisationnel. Ils ne donnent pas systématiquement la raison religieuse d’une demande d’absence ou d’aménagement d’un planning et s’ils prient au travail ils le font pendant leurs pauses et de manière discrète. Même le port du foulard islamique, qui est portant une question très sensible en France, comme le montrent les débats actuels, pose rarement de problèmes au travail. Les musulmanes qui le portent refusent rarement de le retirer lorsque cela leur est demandé par le management.
La plupart du temps, lorsque le management intervient dans des situations marquées par une dimension religieuse, il se focalise sur le travail et considère la religion comme un paramètre annexe. Les décisions, par exemple d’accorder ou non une absence, sont prises en considérant l’impact sur le travail et non la justification religieuse de la demande. Les managers ne considèrent pas la religion pour elle-même mais comme une des dimensions de la personne qu’est le salarié. Ils ont avant tout une approche pragmatique.
Les salariés sont rarement revendicatifs et cherchent principalement à rendre compatible leur vie au travail et leur vie personnelle. Ils donnent clairement la priorité au travail et cherchent le moyen d’articuler leur professionnalité et leur religiosité.
Les salariés comme les managers savent ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans le contexte de leur entreprise. Cette connaissance est le résultat d’un apprentissage par expérience. Elle résulte aussi, dans une minorité d’entreprises françaises dont le nombre augmente d’année en année, de la mise en place d’outils comme des guides et des chartes sur la religion au travail, des règles dans les règlements intérieurs et des programmes de formation à destination des managers et des salariés.
Il peut bien sûr y avoir des frictions et de la frustration mais les situations de blocage sont rares. La discussion reste le plus souvent ouverte. Le principe qui domine est celui de la construction d’arrangements locaux qui préservent le bon fonctionnement de l’entreprise et la liberté religieuse.
Quand les demandes deviennent revendications
Dans une minorité d’entreprises françaises, la situation est très différente. La religion y est très présente. Dans certaines situations de travail, elle l’est de manière continue. Elle est aussi présente à travers une grande diversité de faits. C’est dans ces situations que se concentrent les faits qui remettent en cause l’organisation et la réalisation du travail ou qui sont dirigés contre des personnes. Au-delà des faits les plus courants (demandes d’absence, ports de signes, prières pendant les pauses) nous retrouvons ici le refus de réaliser des tâches, de travailler avec des femmes ou d’être encadré par des femmes, de travailler avec des personnes qui ne pratiquent pas la même religion, la réalisation de prières, parfois collectives, pendant le temps de travail, etc. Le plus marquant dans ces situations est le changement d’attitude des salariés et des managers.
Du côté des salariés, les demandes se transforment en revendications. Elles s’expriment le plus souvent en groupe. La religion et la pratique religieuse sont considérées comme primant sur le travail. Il ne s’agit plus de rechercher à articuler professionnalité et religiosité mais de considérer que l’organisation et la réalisation du travail doivent s’adapter aux contraintes de la pratique religieuse. Les pratiquants n’hésitent pas à faire pression sur les salariés non pratiquants, mais qui d’après eux devraient l’être, par exemple en raison de leur origine ethnique. Certains n’hésitent pas à être ouvertement discriminants envers certaines catégories de personnes, notamment les femmes. Ils n’expriment pas leurs souhaits sous forme de demandes pouvant donner lieu à une discussion mais en cherchant à les imposer en créant un rapport de force avec le management.
Du côté des managers, les faits ne sont plus regardés comme le résultat de l’expression de la religiosité des salariés et liés à leur personne. Ils sont directement qualifiés de religieux et d’indésirables dans la situation de travail. La religion est assimilée à une source de dysfonctionnements et de conflits qui n’a pas sa place dans l’entreprise. Il ne s’agit plus de rechercher des arrangements locaux par la discussion mais de contrer les comportements considérés comme indésirables.
De manière surprenante, à travers nos enquêtes sur le terrain, nous avons repérés que les directions générales des entreprises les plus concernées par ce type de situations tiennent fréquemment un discours les minimisant. Les managers de proximité, de leur côté, disent souvent manquer de soutien et avoir du mal à faire prendre conscience de leur situation à leur hiérarchie.
Deux dangers
En matière de religion au travail en France, il n’y a pas vraiment de continuum. Une grande majorité des situations, des personnes, des comportements, ne posent pas de problèmes. L’articulation entre, d’un côté, le fonctionnement des organisations du travail et de l’autre la pratique religieuse, se fait de manière intelligente, pragmatique et apaisée.
À la marge toutefois, les problèmes sont réels et révèlent des logiques d’affrontement et d’intolérance. Deux dangers existent pour les entreprises. Le premier est de considérer seulement ce qui se passe bien et de nier l’importance de ce qui se joue dans les situations conflictuelles. Ces dernières sont minoritaires mais pas anecdotiques. Elles nécessitent de défendre les principes du travailler et du vivre ensemble. Il faut pour cela que les dirigeants d’entreprise aient le courage d’agir face à l’inacceptable. Le second est de ne considérer que les tensions et d’assimiler tout ce qui est religieux à une source de dysfonctionnements et à de l’indésirable au risque de susciter encore davantage de stigmatisation et de frustration…
Lionel Honoré, Professeur des Universités, Université de Bretagne occidentale
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.