Le documentaire « Je ne suis pas une salope, je suis journaliste » de Marie Portolano et Guillaume Priou expose le poids des stéréotypes sur le quotidien des femmes journalistes de sport. Il s’inscrit dans une série de mobilisations dénonçant les discriminations salariales, les difficultés d’accès aux postes à responsabilité, ou encore l’ambiance sexiste des rédactions politiques et sportives.
Pourquoi est-ce si compliqué pour les femmes de se faire une place dans ces métiers ?
Le journalisme de sport, un métier d’hommes
Le journalisme se féminise depuis les années 1960 pour atteindre en 2019, 47 % de femmes parmi les titulaires de la carte de presse. Pourtant, dans le journalisme de sport, les femmes représentent, en moyenne, 10 % des effectifs en Europe comme en Amérique du Nord.
Les pionnières des années 1970 à 1990 n’ont pas entraîné de féminisation massive (en France, le pourcentage serait passé de 5 % en 2000 à 10 % en 2016 parmi les affiliés à l’UJSF). Au contraire, elles ont été érigées au rang d’exception, une façon d’intégrer quelques femmes dans un métier qui reste masculin (un procédé déjà constaté dans la police). Or, sans un seuil minimum, établi par les chercheurs à 30 %, les femmes ont tendance à se conformer aux codes du groupe dominant. Et ce d’autant plus que la sur-sélection (écoles de journalisme, concours d’intégration, concurrence interne) les incite à favoriser les sports et les postes les plus reconnus professionnellement (le football, les championnats du monde, les médias spécialisés, possédant les droits de retransmission…), notamment pour prouver leurs compétences.
Le journalisme de sport tient une place spécifique puisque les deux domaines sont historiquement masculins. Dès la socialisation, il existe une dissociation entre sports féminins valorisant les normes de féminité (souplesse, esthétique…) et sports masculins celles de masculinité (danger, endurance, force…).
L’intégration des femmes dans le journalisme de sport se heurte donc au stéréotype selon lequel elles ne s’intéresseraient pas au sport (l’absence de modèles d’identification joue d’ailleurs à ce niveau) et au soupçon d’incompétence qui l’accompagne. À cela s’est ajouté un argument pratique récurrent avancé par les rédactions : les femmes ne pourraient pas accéder aux vestiaires de ce domaine majoritairement masculin aussi bien au niveau des athlètes que des arbitres ou encore du staff médical et technique.
La féminisation globale du métier de journaliste cache donc la persistance d’inégalités désormais bien documentées.
Femmes et hommes ne sont pas répartis équitablement dans les médias, les rubriques et les sujets. Les conditions d’exercice n’y sont pas identiques : les femmes sont exclues des postes à responsabilité, plus représentées dans les statuts précaires, et plus fréquemment célibataires et sans enfants que leurs collègues masculins.
Une ouverture sous conditions
Dans les rédactions comme dans le contenu journalistique, l’ouverture aux femmes se réalise donc lentement et sous réserve de respecter certaines conditions.
La première condition est celle du maintien d’une distinction entre journalistes hommes et femmes visant à différencier leurs pratiques. La deuxième condition est celle d’une répartition hiérarchisée des rôles : aux hommes le commentaire sportif, l’expertise, la technique, les sports les plus prisés et les équipes principales ; aux femmes les places d’animatrice, les sports et les équipes dits secondaires.
En conséquence, ils et elles n’obtiennent pas la même reconnaissance financière et symbolique. La situation est la même dans l’encadrement des fédérations sportives où malgré une féminisation accrue (34 % en 2018) : « Les postes les plus exposés médiatiquement et symboliquement valorisés restent cependant encore l’apanage des hommes »
La troisième condition est celle d’une répartition essentialisée : certaines directions assignent aux femmes des compétences qui leur seraient spécifiques et donc complémentaires à celles des hommes : un regard féminin, un angle plus humain. Ces assignations répondent en général à une visée stratégique de captation et de diversification des audiences (toucher les femmes ou un public moins spécialiste).
Cette essentialisation peut-elle les avantager ? En Suisse, la chercheuse Lucie Schoch, a constaté un rapport complexe aux sources car les femmes doivent faire face aux stéréotypes dont celui de la journaliste groupie et à des situations sexistes dont elles « ont toutes tendance à minimiser le caractère discriminatoire […] ».
D’après cette autrice, dans une situation d’interdépendance avec les sources, sans se victimiser, elles peuvent chercher à utiliser les stéréotypes féminins à leur avantage (l’image de la femme inoffensive, fragile ou la séduction), notamment pour l’accès au terrain. Or, cette mobilisation du genre comme ressource « […] n’est pour autant, pour la plupart, pas un moyen de contester ni de détourner les rôles professionnels genrés du journalisme sportif et elle tend au contraire à perpétuer la domination masculine au sein de cet espace professionnel ».
L’ouverture sous conditions que nous venons de décrire est rendue possible par les processus informels de recrutement et d’attribution des rôles, mais également par la cooptation entre hommes, lesquels occupent les postes les plus élevés les plaçant en situation à la fois de recruteurs et de décideurs.
À la recherche de la rentabilité
Les directions justifient l’exclusion des femmes au sein des rédactions et des contenus par un argument financier : le public imaginé par les entreprises médiatiques préférerait des journalistes et commentateurs masculins et le sport féminin ne serait pas rentable. L’argument prend un poids particulier au vu des enjeux financiers, notamment avec les droits de retransmission télévisée, de la médiatisation du sport. En effet, sport et journalisme se sont développés conjointement co-construisant des événements et lieux, entraînant la professionnalisation de la communication et la mainmise des sponsors sur la couverture médiatique (système d’accréditations, accès restreint aux athlètes, validation des questions en amont).
Ce que l’on constate ici c’est que l’intérêt sportif se construit (célébration de l’exploit sportif, valorisation des athlètes, teasing, mise en suspense, retransmissions avec plans rapprochés, rythme, suivi en coulisses). Or, la médiatisation du sport féminin ne recourt pas aux mêmes procédés et ne cherche pas à construire la même audience. La valorisation des femmes, elle, se réalise au travers d’une sexualisation, laissant percevoir un public visé masculin et hétérosexuel. De fait, le public féminin fait lui-même l’objet de stéréotypes.
Karim Jaafar/AFP
Comme ont pu le connaître les reporters de guerre à la fin des années 1990, les journalistes font l’objet d’une médiatisation sous l’angle esthétique. Comme le raconte une reporter de France 2 à la journaliste Florence Beaugé en 1998 :
« À la tête des chaînes et des rédactions, ils se sont très vite aperçus que la baroudeuse en treillis, tenant un micro face à la caméra, seule ou presque, à l’autre bout du monde, dans un contexte dangereux, c’était vendeur. […] »
L’article de Paris-Match « sport à la télé, les femmes à l’abordage » en fournit un bon exemple : il ne vise ni à valoriser les compétences ni à faire de ces femmes des porte-parole, mais les renvoie à un statut sexualisé.
D’ailleurs, cette sexualisation attendue amène les journalistes, les sportives, mais également les sponsors à s’y conformer ou à les anticiper (utilisant tous les marqueurs de féminité, le rose, les paillettes, les polices arrondies, les robes, etc.).
La persistance des résistances
Les mesures et les injonctions à l’égalité ne signent pas la fin des résistances « mais bien (à) l’émergence d’une nouvelle forme de préjugés, plus subtils et plus adaptés aux normes sociales actuelles ».
La sociologue Dominique Épiphane a étudié les réactions des hommes dans les métiers dits masculins fondées sur leurs « craintes de ne pas être promu, augmenté ou de ne pas avoir le poste convoité… car les femmes seraient désormais favorisées ».
Ces résistances se fondent également, comme cela a pu être observé dans le milieu du BTP, sur une appréhension de changement dans le groupe (ambiance, vestiaires…) et de remise en cause du monopole masculin. Chaque secteur traditionnellement masculin a donc érigé des barrières à l’entrée, une façon d’exclure « légalement » les femmes. Elles peuvent être physiques (taille, poids, force par exemple dans la gendarmerie, la police ou chez les pompiers), ou sociales (liées à la maternité, etc.).
Dans le journalisme de sport, la voix semble cristalliser cette barrière, comme a pu le déclarer le commentateur Denis Balbir en octobre 2018 pour justifier le refus de femmes aux commentaires. Selon lui, « une femme, elle ne pourra jamais avoir un timbre de voix… dans une action de folie, elle va monter dans les aigus […] ».
S’ajoutent des systèmes de résistances plus tenues, que le documentaire « Je ne suis pas une salope, je suis journaliste » illustre bien, avec des formes allant de la sexualisation à l’infantilisation, au harcèlement et aux violences sexuelles sous couvert d’humour, de paternalisme ou de séduction.
Pierre Ménès: les quatre minutes que Canal+ a voulu cacher. @Lesjoursfr dévoilent l’extrait censuré du docu de Marie Portolano où Pierre Ménès s’emporte à propos du baiser forcé à Isabelle Moreau. Voici un extrait, la suite est sur @Lesjoursfr:
➤ https://t.co/eoLjwKxVOq pic.twitter.com/WVVF3iqRg5— Les Jours (@Lesjoursfr) March 25, 2021
Les rapports de force sont redoublés ici par le fait que le journalisme de sport, élevé au rang de « métier passion » est particulièrement concurrentiel. Dès lors, si certains valorisent l’égalité, laisser leur place de commentateur sportif aux femmes signifie une perte d’avancée possible pour leur carrière.
Cela montre bien qu’il est indispensable d’analyser l’écosystème dans son ensemble et d’y intégrer les constats, déjà documentés, d’inégalités et de discriminations.
Comme pour d’autres revendications d’égalité au sein du journalisme menées ces dernières années, des actions ont suivi le documentaire. Une tribune appelait ainsi récemment à « occuper le terrain », suivie par la création du collectif des femmes journalistes de sport qui plaide pour une meilleure représentation des femmes au sein des rédactions sportives.
Sandy Montañola, Maîtresse de Conférences, Université Rennes 1
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.