Le 8 septembre 2022, le président de la République française lançait un considérable dispositif de concertations ayant pour objectif de trouver des solutions de manière collective aux problèmes publics contemporains, le Conseil National de la Refondation (CNR).
Peu après, en novembre 2022, le ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications, Jean-Noël Barrot, annonce le lancement du « CNR Numérique », structuré autour de trois enjeux : les transitions numériques au travail (développement des intelligences artificielles, numérisation des pratiques, etc.), l’apaisement de l’espace numérique (lutte contre les violences en ligne notamment) et l’inclusion numérique des citoyens éloignés de la pratique de ces outils. Ce troisième volet baptisé « France Numérique Ensemble », porté par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) et la Mednum (société coopérative accompagnant les structures de médiation numérique), s’inscrit dans une histoire d’actions gouvernementales de plus de 20 ans, érigeant l’inclusion numérique comme un objectif à atteindre.
Se pose donc une double question : celle de l’héritage des politiques publiques du début du siècle et des acteurs œuvrant pour la réalisation de cette ambition et celle de l’avenir de l’inclusion numérique en France, à partir du rapport présenté par le ministre délégué, le 21 avril 2023.
L’inclusion numérique et son héritage
Le discours de Lionel Jospin, du 25 août 1997, intitulé « Préparer l’entrée de la France dans la société de l’information », contribuera à l’émergence du premier programme en faveur de l’inclusion numérique, le Programme d’action gouvernementale pour la société de l’information (PAGSI), lancé en 1998. Ce dispositif interministériel favorisa la création de nouveaux lieux, permettant l’accompagnement des citoyens dans l’appropriation des outils numériques, tels que les Espaces cultures multimédias (ECM), les Espaces publics numériques (EPN), les Points Cyb et les Cyberbases.
Par la suite, la Loi du 17 décembre 2009, relative à la lutte contre la fracture numérique, proposée par le sénateur Xavier Pintant, se concentrerait sur le déploiement de la télévision numérique et la connexion Internet à haut débit. La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, instiguée par la secrétaire d’État chargée du numérique, Axelle Lemaire, vient cadrer du point de vue législatif l’open data et la protection de la vie privée en ligne.
Une plus récente action publique fait la part belle à l’inclusion numérique et à la prise en compte des inégalités numériques. Annoncé en septembre 2018 par le secrétaire d’État chargé du numérique, Mounir Majhoubi, le Plan national pour un numérique inclusif se révèle être le programme de la considération de l’appropriation des outils numériques comme nécessaire à l’inclusion sociale des citoyens.
Finalement, dans le contexte de la pandémie de Covid-19 et dans le cadre du programme « France Relance », le gouvernement investit 908 millions d’euros dans l’accès au numérique, autour de trois piliers : la généralisation de la fibre optique, la numérisation des services des collectivités territoriales et l’inclusion numérique.
L’ensemble de ces initiatives convoque un groupe professionnel particulier, celui de la médiation numérique, assigné expert en matière d’inclusion numérique. Aujourd’hui, la médiation numérique est encore au cœur des considérations politiques de l’inclusion numérique. Il semblerait néanmoins que les actions publiques récentes s’éloignent de plus en plus des valeurs de l’éducation populaire et de l’économie sociale et solidaire, dont la médiation numérique est originaire.
Le rapport du CNR « Numérique »
Présenté le 21 avril 2023, le rapport « Inclusion numérique » propose à la fois des constats et des recommandations, issus d’une grande concertation nationale.
Les attentes des professionnels sont nombreuses et se concentrent particulièrement sur la nécessité d’une gouvernance claire, d’un accompagnement des structures dans l’élaboration de modèles économiques stables, d’une mise en visibilité de la médiation numérique, d’une structuration de la formation des acteurs et d’une évaluation de l’impact des politiques publiques.
Les propositions du rapport sont au nombre de 19. En parallèle du rapport, le ministre publie une proposition de feuille de route, constituée de 15 engagements, et lance une phase finale de concertations de trois semaines (du 21/04/23 au 19/04/23), permettant aux partenaires de les amender et de les enrichir.
En l’état, le rapport et la feuille de route affichent quelques limites dans la réalisation d’une politique de l’inclusion numérique. La cinquième proposition du rapport semble mettre en évidence une forte injonction à prendre le train en marche pour les citoyens éloignés des usages numériques. Intitulée « Apaiser l’appréhension du numérique et démocratiser la formation au numérique », elle invite à susciter de l’intérêt auprès de ceux qui ne souhaitent pas se familiariser aux outils numériques.
En dépit d’une recommandation, qui d’ailleurs a disparu de la feuille de route, sur la nécessité de proposer des modalités physiques d’accès aux services publics, totalement dématérialisés, qu’en est-il des Français qui ne veulent pas prendre le train en marche ? Une autre importante recommandation qui promeut l’usage d’outils reconditionnés, la réduction de l’empreinte environnementale du numérique et la formation des professionnels dans ce sens, n’apparaît pas sur la feuille de route. Pourquoi l’avoir retirée alors qu’elle s’inscrit directement dans la politique générale du gouvernement ?
Il y ensuite de grands absents, à l’instar du handicap. En effet, un cinquième axe optionnel, le concernant, a été traité pendant la concertation nationale. De nombreux acteurs ont travaillé sur ce sujet, toutefois les résultats des concertations sont manquants. Le rapport et la feuille de route sont également inattentifs aux héritages de la médiation numérique. Quid de l’éducation populaire et de l’économie sociale et solidaire ? Alors que le rapport souligne le fait que ces deux institutions n’attirent plus de financement, est-il nécessaire de tourner le dos aux valeurs qui ont permis aux politiques d’inclusion numérique de se formaliser ? Sur ce point, le rapport semble inciter à investir les fonds privés et les entreprises de l’économie numérique. Se dessine-t-il alors un programme d’inclusion numérique néolibéral et mercantile ?
Comment intégrer la voix des citoyens ?
La méthode nouvelle du CNR, laissant théoriquement une place plus que considérable à la voix du peuple, se révèle abstraite et relativement peu opérationnalisée avec l’abandon de propositions importantes. Une réalité donnant alors de la consistance aux propos de Clément Victorovitch sur France Info le 9 juin 2022 : « le Gouvernement écoute et décide tout seul ».
D’une ambition d’intégration des citoyens dans ladite « Société de l’information », à des politiques publiques d’envergure promouvant l’inclusion numérique, les gouvernements français ont toujours eu à l’esprit le souci de bâtir une société inclusive face au développement de la culture numérique. De nombreux moyens ont été mis en œuvre : incitation à l’émergence de lieux d’accueil, légifération de la vie publique en ligne, formation des professionnels, recrutement de forces vives, etc.
Il semble néanmoins que les solutions exprimées aujourd’hui s’éloignent des valeurs fondatrices de la médiation numérique, telles que l’émancipation, l’éducation critique, la solidarité et l’accompagnement de tous, menant le gouvernement actuel vers une politique de l’inclusion numérique gestionnaire, marchande et néolibérale.
Matthieu Demory, Docteur en sociologie, spécialiste de la culture numérique, IMéRA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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