Quand l’Afrique du Nord était chrétienne

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Des traditions tardives et avantageuses pour le siège de Rome mettent l’évangélisation de l’Afrique du Nord antique en rapport avec la mission de Saint-Pierre, tandis que d’autres évoquent le rôle de telle autre figure néotestamentaire.

Mais la première attestation de la présence chrétienne en Afrique du Nord remonte à la fin du IIe siècle. À vrai dire, plusieurs coutumes chrétiennes nord-africaines semblent suggérer de faire une place particulière aux missionnaires d’Asie Mineure. Parmi les pratiques qui sont communes aux deux régions, on relève l’obligation de rebaptiser un hérétique, connue surtout à travers la correspondance de Cyprien de Carthage. On a également observé que le mouvement prophétique lancé par Montanus de Phrygie vers les années 150 s’était implanté à Carthage avec succès, au point de compter parmi ses adeptes Tertullien.

Dès le IIᵉ siècle, le christianisme apparaît alors comme une religion conquérante ; il pénètre largement dans la curie et la plèbe de Carthage. À Hadrumetum (l’actuelle ville de Sousse), les grandes catacombes, qui pouvaient contenir des milliers de tombes, attestent sa vitalité. Il en est de même des innombrables nécropoles où foisonnent les symboles chrétiens tels que le chrisme constantinien, l’ancre en forme de croix, la colombe, le poisson. Pour le IIIe siècle, les lettres de Cyprien permettent de dresser la répartition cartographique des évêchés en Afrique du Nord. À partir du début du IVe siècle, le christianisme commence à progresser dans les milieux ruraux les moins romanisés. Partout, l’Afrique du Nord de la fin de l’Antiquité s’est couverte de basiliques, chapelles, baptistères et l’architecture religieuse connaît un essor remarquable à partir du IVe siècle. Désormais, on ne construit plus des temples, mais des églises.

Figures marquantes des trois premiers siècles

Né à Carthage vers le milieu du IIe siècle, Tertullien fut le premier grand écrivain de la chrétienté latine. Cultivé, instruit dans les deux langues de son époque (latin et grec), il devint avocat à une date qu’on ignore. L’essentiel de son œuvre, caractérisée par les polémiques constantes contre le monde qui l’environnait, fut rédigée entre 195 et 222 environ. Les incertitudes qui entourent sa biographie empêchent d’apprécier la portée immédiate de sa pensée, puisqu’on ignore le public à qui elle était destinée et les circonstances dans lesquelles ses ouvrages furent écrits. Faut-il voir dans ses traités des conférences publiques ou des dialogues à la manière de Sénèque ? On peut cependant diviser ses écrits en trois catégories : les ouvrages apologétiques, les traités concernant la discipline et les traités doctrinaux.

Tertullien – qui n’était pas prêtre – développe une conscience ecclésiologique en fonction de laquelle laïcs et clercs ont une dignité et des devoirs équivalents, mais qui se heurte de plus en plus à l’évolution institutionnelle de l’Église. Il stigmatise également l’évolution vers l’épiscopat monarchique, qui fait du chef de la communauté un hiérarque puissant, qui dispense les sacrements, prescrit la discipline et garantit la vie matérielle. Cette évolution, commune à l’ensemble du monde chrétien, est entérinée vers le milieu du IIIe siècle.

Le prestige exceptionnel de l’Église nord-africaine est personnifié au milieu du IIIe siècle par l’évêque de Carthage Cyprien qui fut, avec Tertullien et Augustin, l’une des trois grandes autorités du christianisme nord-africain antique. Né vers 210 à Carthage, païen de naissance, il reçut une éducation complète, apprit le grec et la rhétorique, et débuta sa carrière comme avocat à Carthage où il se distingua par son éloquence, ses relations mondaines, et son ardeur à défendre l’idolâtrie païenne. Sa brusque conversion au christianisme à l’âge de trente-cinq ans fut accueillie avec surprise et entraîna un changement complet dans sa vie. Il se mit à pratiquer la charité et la chasteté, ce qui étonna beaucoup les Carthaginois. La vente de ses biens personnels lui permit de faire l’aumône et de secourir les victimes de la persécution. Il se détourna de la littérature profane qui avait nourri sa culture classique pour se consacrer totalement à la religion. Ordonné prêtre peu après son baptême, il fut élu évêque de Carthage en 249. Son épiscopat dura neuf ans et tient une place considérable dans l’histoire de l’Église d’Afrique du Nord et de la Chrétienté latine. Cyprien trouvait une Église nombreuse, prospère, mais engourdie par la longue paix qui, mettant fin aux persécutions, avait tempéré l’ardeur militante du clergé et des fidèles ; les progrès du christianisme dans la haute société contribuaient à ce relâchement du zèle et de la discipline.

La grande déchirure du IVᵉ–Vᵉ siècle

Cette « déchirure » est due au mouvement donatiste, qui pendant près d’un siècle, divisa violemment les chrétiens d’Afrique du Nord, entraînant l’intervention de la force impériale en faveur de l’Église catholique et provoquant chez les schismatiques des révoltes de caractère social et autonomiste.

Fidèle au principe de primatie dévolue au siège épiscopal de Carthage, la structure donatiste montre simultanément la pleine intégration de l’organisation numide qui s’est développée dans la seconde moitié du IIIe siècle. Au plan local, le maillage du réseau des évêchés donatistes devint plus étroit encore au cours du IVe siècle.

Bien représentés dans le milieu urbain, au point de faire presque jeu égal avec les catholiques grâce à une meilleure mobilisation, les donatistes sont majoritaires en espace rural. À partir de la fin du IVe siècle, on assiste même une véritable « course aux évêchés » qui concerne spécialement les régions éloignées.

L’Église donatiste se distingue par son intransigeance et son sectarisme ; elle affirme avec force que la sainteté doit être rigoureusement séparée de la souillure du péché et se considère elle-même comme la seule et véritable Église des saints et des martyrs. L’idée de sainteté et de séparation est à la base de la doctrine. C’est pourquoi les sacrements administrés par les prêtres « traditeurs » étaient considérés comme nuls parce que souillés d’impureté. Selon les donatistes, toutes les provinces avaient apostasié parce qu’elles avaient accepté le baptême des traditeurs ; la seule Église du Christ était désormais la leur, dût-elle se limiter à la seule communauté donatiste d’Afrique. Cette intransigeance doctrinale a conduit aux violences, au fanatisme et à une véritable martyromanie que l’on remarquait déjà chez Tertullien. Selon le courant le plus intransigeant des donatistes, le martyre est le baptême par excellence puisqu’il est fait le sang, ce qui permet de distinguer les justes des pêcheurs. Cette attitude sectaire a conduit au séparatisme sur le plan politique.

Le donatisme qui, après avoir sollicité l’arbitrage de Constantin, repoussa la paix de l’Église, demeura en guerre ouverte avec le pouvoir romain ; il s’affirma peu à peu et surtout après les persécutions de Constant comme un mouvement exclusivement africain qui s’appuyait sur l’élément maure pour combattre l’Église catholique romaine.

Mosaïque chrétienne de Tipaza, Algérie (Vᵉ siècle).

Saint Augustin, chef d’orchestre du christianisme nord-africain de la fin de l’époque romaine

Certes, il fallait être en Afrique du Nord pour voir la dynamique d’une Église qui rassemble plus de quatre-cents évêques. Mais l’histoire de la pensée chrétienne nord-africaine rencontre à chaque pas saint Augustin dont, à l’égal de celle d’Aristote, toute doctrine invoque l’autorité pour s’établir ou pour se confirmer. Pendant plus trente-cinq ans à la tête du diocèse d’Hippo Regius (l’actuelle Annaba), Saint Augustin n’a pas cessé d’écrire. C’est à partir de la fin des années 390 que paraissent, ou que sont simultanément commencé ses grands œuvres. Saint Augustin est dès lors arrivé au sommet de son art ; il n’en descendra jamais. Il fut sans aucun doute le plus illustre représentant de la chrétienté dans l’Antiquité.

Né le 13 novembre 354 à Thagaste (l’actuelle Souk-Ahras), ce Nord-Africain d’origine appartenait à la petite bourgeoisie municipale atteinte par la crise économique du IVe siècle. Son père Patricius était païen, mais sa mère Monique avait embrassé, avec ardeur, le christianisme. Comme toute la jeunesse nord-africaine de son temps, il reçut une culture classique presque exclusivement latine.

Sa personnalité très brillante cachait une sensibilité ardente et torturée. Il s’intéressa à la philosophie, ce qui était devenu exceptionnel pour les rhéteurs de son temps ; la lecture de l’Hortensius de Cicéron causa sur lui une profonde impression et l’initia au platonisme. Sa religiosité inquiète le fit adhérer pendant plusieurs années au manichéisme. Déçu et fatigué du chahut de ses étudiants, il quitta Carthage où il s’enseigna la rhétorique pour l’Italie en 383 ; après un séjour à Rome, il s’établit à Milan où il subit l’influence de Saint Ambroise et fit connaissance avec la philosophie néoplatonicienne. C’est là qu’il se convertit au christianisme à l’âge de 32 ans.

De retour à Thagaste, il vendit les biens paternels et organisa, avec quelques amis, une sorte de communauté où il vécut dans l’ascèse et la méditation, décidé à renoncer au monde. C’est malgré lui qu’il fut ordonné prêtre d’Hippone et consacré, quatre ans plus tard, évêque de cette ville (395) où il devait siéger pendant trente-cinq ans jusqu’à sa mort dans la cité assiégée par les Vandales (430). Augustin fut donc un évêque et un homme d’action. Intellectuel, il sortit de sa tour d’ivoire et se consacra aux réalités quotidiennes et accablantes de l’administration de son diocèse ; il rendait la justice tous les jours.

La vie, les écrits et la personnalité de saint Augustin ont fait briller d’un dernier éclat la romanité nord-africaine ainsi que la grande culture latine occidentale dont il sut recueillir et transmettre l’héritage.

Mohamed Arbi Nsiri, Doctorant en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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