Quand Bill Fontana redonne vie aux cloches de Notre-Dame

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Sur la terrasse du 5e étage du Centre Pompidou, l’artiste Bill Fontana nous fait entendre en « live » les vibrations permanentes des cloches de Notre Dame alors qu’elles sont totalement inaudibles pour l’oreille. C’est là une magnifique et impressionnante installation sonore produite dans le cadre du festival Manifeste 2022 de l’IRCAM (Institut de recherche et coordination acoustique/musique). Ce son inhabituel des cloches (muettes depuis l’incendie) nous fait retrouver Notre Dame de Paris.

En 2016, dans un article intitulé : « Bill Fontana, l’artiste qui sculpte le bruit du monde », j’écrivais en physicien combien le travail de sculpteur sonore de Bill Fontana m’intéressait : « Tout vibre autour de nous, mais le plus souvent on ne perçoit pas cette vibration du monde. On peut pourtant passer sa vie à jouer avec ces vibrations et les rendre perceptibles. C’est ce que fait l’artiste Bill Fontana depuis 45 ans, par exemple en enregistrant le son des cloches de la Basilique Saint-Denis causé seulement par les bruits du marché sur la place en contrebas. »

La technologie pour entendre du bruit

Bill Fontana a passé sa vie à coller des accéléromètres sur un grand nombre de monuments, de cloches, de gongs, de ponts… dans le monde entier pour donner à entendre leurs vibrations mécaniques induites par le bruit ambiant.

 

Car tout bouge autour de nous. Si ces vibrations sont normalement inaudibles et ignorées, elles sont bien présentes et bien connues des scientifiques et des ingénieurs. Ces bruits peuvent s’insinuer dans la mesure d’un signal et sont donc la plupart du temps une nuisance… Des micro-accéléromètres sensibles à ces vibrations sont issus de la micro/nanoélectronique à la fin du XXe siècle. Ils sont maintenant partout sur Terre, et notamment dans chaque smartphone. Vous pouvez ainsi jouer comme Bill Fontana à enregistrer ce bruit du monde. Pour voir ce bruit, vous pouvez utiliser l’application des professeurs de physique PhyPhox qui vous permet de manipuler tous les capteurs du smartphone. Les physiciens à l’origine de PhyPhox tracent des courbes et ne transforment pas ces bruits mécaniques pour nourrir notre perception. C’est ce qu’ont fait Bill Fontana et l’IRCAM pour donner à entendre ici le son permanent des cloches de Notre Dame.

 

Les vibrations du monde décrites par la physique

Quand j’ai découvert, il y a quelques jours, que Bill Fontana avait installé Silent Echoes, nom de son œuvre en mouvement depuis des années, entre le Centre Pompidou et Notre-Dame, je n’ai d’abord manifesté qu’un intérêt poli. Après les cloches de la Basilique Saint-Denis, le Millenium Bridge à Londres, des cloches dans des temples au Japon, etc. on peut bien sûr continuer, mais pourquoi faire, est-on tenté de dire ? On a compris le propos. J’avais adoré, mais j’étais passé à autre chose.

Mon approche du travail de Bill Fontana est d’abord celle d’un physicien spécialiste des vibrations thermiques des micro/nanostructures. Cela parait très loin des cloches de Notre Dame. Et pourtant pour tous les physiciens, tous les mécaniciens, finalement tous ceux, chercheurs de l’IRCAM compris, pour lesquels cette phrase « étude de la réponse en fréquence d’un système linéaire soumis en entrée à un bruit large bande » a une signification claire, c’est finalement la même chose.

Dans nombre de situations, les physiciens travaillent d’ailleurs d’arrache-pied pour sinon supprimer, au moins isoler leurs expériences des bruits que donnent à entendre Bill Fontana. Un de ces plus beaux systèmes, protégé comme on ne l’a jamais vu de toutes les vibrations mécaniques extérieures d’où qu’elles viennent, est l’observatoire européen Virgo pour la détection des ondes gravitationnelles. Le physicien Alain Brillet, médaille d’or du CNRS en 2017, passe beaucoup de temps dans ces conférences sur l’instrument au cœur de Virgo, à expliquer comment ses miroirs sont un des systèmes les plus isolés sur Terre.

Ainsi j’avais été d’abord fasciné par cette mise en œuvre artistique des micro-accéléromètres aujourd’hui dans notre quotidien, mais issus d’une technologie d’un niveau inouï. Probablement le cœur de ma lecture de son œuvre il y a quelques années. La terrasse du Centre Pompidou avec cette nouvelle installation allait me rappeler qu’une œuvre d’art intéressante est multiple, et peut se renouveler complètement dans les yeux de son regardeur. Un vrai choc.

Mea Culpa

En fait je n’avais l’expérience du travail de Bill Fontana qu’à travers ses vidéos, ses textes, aussi par le travail d’étudiants que j’avais encadrés sur des projets « Learning by doing » très inspirés par ses créations comme « Good vibrations : The Jelly Vibration, projet No Tech ! ».

 

Je n’avais donc jamais été présent à l’une de ses œuvres « en live », corps et esprit rassemblés. Résultat, malgré la canicule en ce mois de juin 2022, je suis resté deux heures sur la terrasse du Centre Pompidou face à Notre-Dame à écouter cette vibration permanente des cloches donnée à entendre là pour la première fois. Tout d’abord, et même si je ne suis pas capable d’en apprécier toutes les subtilités, j’ai admiré le travail de sonorisation de l’espace de la terrasse avec ces haut-parleurs qui la ceinturent, et même en plein air, plongent les spectateurs au cœur du son. Il est là partout enveloppant, hypnotique, changeant, mais permanent. « La mer, la mer, toujours recommencée ! » a écrit Paul Valéry. Vrai aussi pour la vibration des cloches de Notre Dame. Elles vibrent ainsi depuis qu’elles existent, et vibreront tant qu’elles existeront, en réponse aux bruits de Paris.

Une foule de souvenirs

Comme tout le monde, je ne suis pas entré dans Notre Dame depuis l’incendie, et ma prochaine visite risque d’attendre un peu. L’après-midi du 15 avril 2019, avec des chercheurs, des enseignants et des étudiants, j’étais face à Notre Dame en feu, dans le Marais, sur le toit du Centre de Recherches Interdisciplinaires de l’Université Paris Cité, sidéré et figé comme tous, effondré quand la flèche est tombée. Et puis, trois ans plus tard, je suis sur cette terrasse du Centre Pompidou, Notre Dame est là, en face. Paris et ses bruits sont partout. Le son des cloches sort des haut-parleurs autour de moi, et m’installent au cœur de la cathédrale qui a survécu malgré l’ampleur des destructions.

C’est un son que je n’ai jamais entendu, mais c’est évidemment celui des cloches. Il est là. Toujours là. Et il fait revenir ces moments qui vous constituent. À cet instant-là, vous n’y pouvez rien. Dans Corto Maltese, Hugo Pratt fait dire à un soldat écossais :

« Ils m’ont toujours fait de la peine ceux qui écoutent une cornemuse… sans être écossais. »

Vous êtes débordé : Notre Dame, Victor Hugo, les images de la Libération de Paris, et ce moment épouvantable, mais ensemble sur ce toit au printemps 2019. Le 3 mars 2022, en pensant à l’Ukraine martyrisée et pour la paix en Europe, le bourdon de Notre Dame a sonné, se joignant à d’autres cloches partout sur le continent. Après l’incendie, il a fallu manipuler le battant à la main.

Bien sûr, j’ai aussi utilisé mon smartphone. L’application PhyPhox m’a permis d’enregistrer le son des haut-parleurs et de calculer des dizaines de spectres audio. Pour construire toute ma présence dans cette œuvre, j’avais besoin de m’ancrer en cherchant à identifier les fréquences de résonance des différentes cloches, c’est-à-dire leurs notes. Très belles courbes. Chacun approche une œuvre artistique comme il le souhaite… ou comme il est ! L’artiste Bill Fontana a réussi à me retourner et j’en ai été très heureux.

Joël Chevrier, Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock.com / maphke


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