La diffusion de propos tenus en public à l’égard de certaines parties de la population, en particulier les musulmans, est récurrente. La référence au « grand remplacement » ou la confusion désormais pérenne entre musulmans et étrangers, si elles peuvent être qualifiées de fake news au regard de leur évidente inexactitude, invitent également à réinterroger les limites de la liberté d’expression.
Deux délits étaient initialement prévus dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : l’injure publique et la diffamation. La loi du 1ᵉʳ juillet 1972, dite loi Pléven, y ajoute un troisième délit qui punit d’un an d’emprisonnement et/ou de 45000e d’amende ceux qui, par des propos tenus en public, « auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». C’est de ce délit que traite cet article.
À l’heure où les déclarations visant spécifiquement les musulmans se multiplient, il convient de s’intéresser au curseur fixé par la juridiction judiciaire pour déterminer ce qui relève ou non de ce délit. Une vingtaine de décisions récemment étudiées permet de dégager deux éléments qui font particulièrement l’objet de l’attention des juges : la détermination objective d’un groupe de personnes, et l’interprétation qu’il convient d’avoir de la « provocation ».
Critique de la religion ou propos tenus à l’égard des pratiquants ?
Pour entrer dans le champ d’application du délit, les propos tenus en public doivent viser « un groupe de personnes à raison de leur religion ». De façon claire et constante, le juge judiciaire exclut du champ d’application du délit les propos tenus à l’égard de la religion ou de ses prescriptions. Ainsi, les critiques même véhémentes de la religion sont à distinguer des propos tenus à l’égard des (présumés) pratiquants eux-mêmes. Par exemple, un tract politique dénonçant l’action de financer un culte musulman ou les critiques d’une pratique religieuse comme l’égorgement des animaux n’entrent pas dans le champ d’application du délit puisqu’ils ne visent pas directement un groupe de personnes.
D’autres propos sont plus délicats à apprécier : par exemple, un pamphlet dans lequel l’auteur imagine la disparition de l’islam et le sort réservé à ses adeptes. Ces propos nécessitent alors un contrôle beaucoup plus approfondi de la part du juge, seuls les propos visant les adeptes permettant de qualifier un « groupe de personnes à raison de leur religion ».
Quels sont les propos condamnables ?
La juridiction judiciaire est successivement passée d’une interprétation large de la « provocation », permettant ainsi de sanctionner les propos faisant naître un sentiment d’hostilité, de rejet ou de haine, à une interprétation stricte, permettant alors de ne sanctionner que les propos qui exhortent, invitent, même implicitement, à la haine, discrimination ou violence. Cette distinction comporte néanmoins une difficulté indéniable : le positionnement du curseur entre les propos créant un rejet, un sentiment d’hostilité à l’égard d’un groupe de personnes, et des propos provoquant à la haine ou invitant à une réaction, un agissement discriminatoire ou violent est particulièrement difficile à déceler. En effet, l’utilisation désormais banalisée de l’expression « grand remplacement » – qu’il conviendrait pourtant d’interroger – ne peut être appréhendée comme une expression créant uniquement un sentiment d’hostilité ou de rejet. Des tueries ont déjà eu lieu sur la base de ces théories, qu’il s’agisse de la tuerie de Christchurch en Australie ou, plus récemment, de Buffalo dans l’État de New York aux États-Unis.
Si, juridiquement, l’interprétation stricte de la provocation est plus conforme au principe d’interprétation stricte de la loi pénale, elle n’est pas nécessairement adaptée à la réalité de la société. Les effets de tels propos sur la cohésion sociale sont en effet indéniables et le curseur ainsi fixé laisse libre cours à des théories et propos qui peuvent s’avérer dangereux.
Cela pose également la question du canal de diffusion qui devrait davantage être pris en compte puisqu’il a un impact sur l’audience des propos. En tout état de cause, la seule pénalisation des déclarations contenant une « provocation », c’est-à-dire une incitation à agir, est insuffisante pour contrer les idéologies dangereuses et créant des problèmes en termes de cohésion sociale. L’accroissement exponentiel des invectives de ce type et la réalité médiatique mettent donc à l’épreuve cet état actuel du droit.
Une jurisprudence à l’épreuve de l’augmentation des invectives
Désormais, la notion de « grand remplacement » est utilisée dans le débat public français aux heures de grande antenne, sans susciter d’émois particuliers. Cette expression, mais aussi les allégations qui l’accompagnent, sont souvent tenues au prétexte de débats sur l’immigration et créent ainsi une confusion entre musulmans et étrangers. Ce phénomène, qui fait aujourd’hui partie de la scène médiatique et politique, est étudié par d’autres disciplines et conduit à réinterroger l’état du droit actuel.
En effet, le dispositif pénal n’est pas figé et les infractions prévues par la loi évoluent en même temps que la société. Sur le terrain de la loi pénale, il serait donc possible, par exemple, de condamner les propos publics suscitant un sentiment d’hostilité ou de rejet. Un tel durcissement du droit pénal en matière de liberté d’expression serait, du reste, conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Celle-ci avait déjà déclaré cette position conforme à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme en 2004. Encore récemment, la CEDH a considéré que les propos assimilant les personnes de confession musulmane avec la délinquance et l’insécurité, tendent à susciter un fort sentiment de rejet et d’hostilité envers ce groupe. Il s’agirait donc d’adapter la législation à l’évolution de la teneur des propos tenus en public.
La nécessité de mesures complémentaires efficaces
Aucun dispositif pénal n’est efficace sans un véritable investissement dans l’éducation, un outil préventif de première importance. Les mesures complémentaires efficaces, notamment sur le terrain de la pédagogie et de la sensibilisation, sont donc essentielles. La Cour européenne des droits de l’Homme rappelle d’ailleurs, dans sa jurisprudence et dès 1976, que la liberté d’expression est nécessaire pour garantir le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique.
L’ampleur des discours de haine a d’ailleurs conduit le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les droits de l’Homme à créer la première Journée internationale de la lutte contre les discours de haine en juin dernier. Par ailleurs, et comme le rappelle la chercheuse Charlotte Denizeau, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne se sont construits « en réaction contre les crimes fascistes, qui, avant d’être perpétrés, étaient inscrits dans des discours idéologiques ». Le continent européen, de par son histoire, se doit donc de prévenir la progression des idéologies qui incitent à la haine, puis à la violence, envers des groupes de personnes déterminés.
Au niveau national, il serait donc pragmatique d’agir à deux niveaux : poursuivre l’évolution de la législation relative à la lutte contre la haine en ligne et investir plus largement la sensibilisation à ces questions, la mise à distance des propos tenus aux heures de grandes antennes et sur les réseaux sociaux, un seuil minimal de connaissances étant primordial pour garantir l’exercice pacifié et commun des libertés fondamentales.
Lauren Bakir, Ingénieur de recherche CNRS, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.