Présence Protestante : Marion Muller-Colard reçoit Rosie Pinhas-Delpuech, écrivaine et traductrice, spécialiste de l’hébreu

Présence Protestante Marion Muller-Colard reçoit Rosie Pinhas-Delpuech, écrivaine et traductrice, spécialiste de l’hébreu

Nacht und Nebel. Nuit et brouillard. Avant d’être le titre d’un film du réalisateur français Alain Resnais (1922 - 2014) sur les camps d’Auschwitz et de Majdanek, Nacht und Nebel est le nom de code des directives d’application du décret du 7 décembre 1941 ordonnant la déportation des ennemis du IIIᵉ Reich, le coup d’envoi des camps.

12 Moïse et Josué allèrent se présenter dans la tente d’assignation.
13 Et l’Éternel apparut dans la tente dans une colonne de nuée […]
Livre du Deutéronome, chapitre 31

7 Une nuée vint les couvrir, et de la nuée sortit une voix : "Celui-ci est mon fils bien-aimé : écoutez-le !"
Évangile de Marc, chapitre 9

Le Nebel, le brouillard, n’est pas loin du néant. On retrouve la racine de "Nebel" dans "nuée", dans "nébuleuse" en astronomie, ou dans le nom du légendaire peuple des brumes, les nains des Nibelungen. S’en approcher de trop près, voir ce qu’il y a dedans, y frayer, c’est disparaître à jamais dans les limbes.

Certains pensent qu’il y avait un lien volontaire entre les deux "N" de Nacht und Nebel et ceux de la locution latine "Nomen nescio" ("Je ne connais pas ton nom"), utilisée pour désigner une personne que l’on ne peut pas ou ne veut pas nommer… Les opérations Nacht und Nebel étaient destinées à éradiquer, à effacer de la surface de la terre "les indésirables", jusqu’à en oublier même leur nom. L’innommable, ne pas prononcer le nom, n’est-ce pas la preuve de l’inversion des valeurs par ce régime génocidaire ? Le nom que l’on ne prononce pas, n’est-il pas celui de Dieu, l’éternellement vivant ? En jetant dans le néant, les nazis ne se prétendaient-ils pas follement tout-puissants ?

Quelle que soit la part de vérité de cette histoire, le "Nebel", c’est cette nuée originelle et effrayante où nul n’a envie d’entrer, sous peine de disparaître à jamais. C’est le brouillard meurtrier de Carpenter (Fog, 1980), les brumes qui enveloppent le royaume d’Asgard dans la mythologie nordique, ou les tepuis vénézuéliens chers à Conan Doyle (Le Monde perdu, 1912).

Cette nuée, c’est le lieu de Dieu dans ce qu’il a de plus terrifiant. Le lieu où se trouve Dieu. Soit on s’arrête à son seuil, soit on la suit sans question, comme le peuple d’Israël dans le désert. Mais ce qui est certain, c’est qu’on ne résiste pas à la nuée.

Dans l’épisode de la tour de Babel (Genèse 11), qui est au cœur de l’émission de ce dimanche, il est dit dans la traduction de la Bible par Louis Segond que Dieu "confondit le langage de toute la terre". Mais Rosie Pinhas-Delpuech nous explique comment ce terme, "confondit", est difficile à traduire de l’hébreu. Il s’agit plutôt de brouiller, d’embrouiller. D’embrumer, oserais-je.

Dans la traduction en Français Courant de la Bible, ce même passage est traduit par : "C’est là que le Seigneur a mis le désordre dans le langage des hommes". Sur les ruines peut-être fumantes de la haute tour où Dieu s’est appesanti, le désordre du langage disperse les hommes balbutiants. Au sortir du déluge, Dieu avait promis à Noé qu’il n’anéantirait plus l’humanité. À Babel, il la disperse.

J’aurais pu m’arrêter là dans l’appropriation du texte, mais c’était sans compter sur les facéties du destin. Mardi dernier, j’ai eu le privilège d’assister à l’avant-première du magnifique film de Bertrand Hagenmüller, Les Esprits libres ; un documentaire produit par Aloest Productions, que – au passage – je vous recommande vivement d’aller voir dès sa sortie, le 30 avril.

Avec beaucoup de joie, de tendresse et de bienveillance, le film suit, le temps d’une escapade d’art-thérapie, une troupe de patients atteints de la maladie d’Alzheimer, avec, bien sûr, leurs soignants et encadrants. Et là, dans la salle obscure du Pathé Convention, les idées encore un peu dans le Nebel de Babel, j’ai été saisi par les propos d’un patient :

Dans une belle et assez abstraite séquence, l’objectif fixé en arrière-plan sur les nuages et, au premier plan, sur les schémas neuronaux que forment les branches des arbres, le temps d’une lueur de lucidité, un vieux monsieur compare sa maladie à un brouillard. En voix off, il raconte mieux que je ne saurais le faire comment les mots se mélangent de plus en plus dans son esprit et le coupent peu à peu du monde, comme un myope qui distinguerait de moins en moins les formes.

En soi, ce brouillard n’est pas plus gênant qu’un linceul : on peut s’y envelopper et s’y perdre en douceur. Tout l’enjeu de la maladie se trouve, pour le patient (et pour les aidants), dans la douleur du frottement, à la frontière des deux mondes : celui où les mots font sens, et celui de l’absence de sens… qui devient finalement absence de mots. Alors que le bébé entre dans le monde par la marche du vocabulaire, le vieil homme disparaît avec eux…

Lors de l’une des dernières séquences de Écriture.s, l'émission de Marion Muller-Colard diffusée ce dimanche sur Présence Protestante (France 2)  nous rencontrons, avec Rosie Pinhas-Delpuech, Zaïra Eskiéva, une exilée, aujourd’hui directrice adjointe de crèche. La jeune femme raconte comment, venant d’un Babel oriental, elle a hésité à la porte de cette maison de quartier protestante : la peur de ne pas être reçue, de ne pas comprendre, de ne pas être comprise, la peur d’être rejetée par les chrétiens, elle, la musulmane.

Comme beaucoup d’entre nous, je peux le constater autour de moi : Alzheimer, c’est la perte du langage, prendre un mot pour un autre parce que le chemin d’accès est plus facile. À cause d’un son, de la proximité entre deux souvenirs, un "drap" devient un "chat", Bordeaux disparaît et il ne reste que Strasbourg…

Près de Dieu, nous serons couverts par la nuée. Mais aujourd’hui, pour l’instant, n’en déplaise aux forces de l’ombre, cette vie-là n’est pas la nôtre. Nous avons chacun un nom : "Écoutez-le".

Christophe Zimmerlin
Producteur éditorial de Présence Protestante

Écriture.s – Le Babel de Rosie Pinhas-Delpuech
Une émission préparée et présentée
par Marion Muller-Colard
et réalisée par Denis Cérantola

Pour voir ce nouveau numéro d'Écriture.s  rendez-vous dimanche sur France 2 à 10 heures ou suivez Présence Protestante sur Facebook.


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