Pêche, pollution, réchauffement : Comment les sciences marines peuvent nous aider à sauvegarder l’océan
Parce qu’un océan en bonne santé conditionne l’équilibre planétaire et, pour cette raison, le bien-être et la santé des femmes et des hommes, le rôle des sciences océaniques n’a jamais été aussi important pour comprendre la dégradation actuelle du plus grand écosystème mondial et imaginer des solutions.
À l’occasion du One Ocean Summit, qui se tient à Brest du 9 au 11 février 2022, scientifiques, acteurs publics et privés et chefs de gouvernement partageront diagnostics et remèdes pour améliorer l’état du « patient ». Convié à la table des débats, l’Ifremer revient sur différentes pistes de recherche prometteuses.
Mare incognitum
Si elle est baptisée la Terre, ce nom est finalement peu conforme à la réalité d’une planète où l’élément liquide prédomine. La terre ferme n’occupe guère qu’un peu moins de 30 % de la surface du globe tandis que l’océan recouvre les 70 % restants.
Plus grand écosystème monde, l’océan reste malgré tout un grand inconnu : une mare incognitum. Rien que les abysses abriteraient jusqu’à un million d’espèces non répertoriées par les scientifiques…
C’est dire le besoin de sciences pour lever le voile sur cet univers encore si mystérieux, mais dont l’importance pour la bonne santé de la planète comme celle des êtres vivants ne fait, elle, plus mystère.
L’océan constitue la principale source de protéines pour trois milliards d’êtres humains et génère 50 % de l’oxygène que nous respirons. Sans oublier les ressources énergétiques et la valorisation des molécules issues de la biodiversité (nouveaux médicaments, par exemple).
Mais son intérêt ne se limite pas à prodiguer des ressources, il est aussi un maillon essentiel à la bonne marche de la planète comme principal régulateur du climat. Une fonction précieuse à l’heure où le réchauffement climatique s’accélère.
Mais c’est au prix de lourdes conséquences sur la santé de l’océan, avec une manifestation de symptômes durablement préoccupants : réchauffement de la température des eaux, y compris en profondeur, et acidification du milieu, désoxygénation, élévation du niveau de la mer. Trop sollicitée, la « pompe » océanique se grippe… Combinés aux impacts de la surpêche, de la pollution, et de la destruction des habitats, ces maux aboutissent à une érosion de la biodiversité marine, menacée avant même d’être totalement inventoriée.
Pour préserver la face bleu marine de notre planète, la recherche en sciences océaniques doit ainsi s’atteler à quatre défis prioritaires : la gestion durable des ressources, la préservation de la biodiversité, la lutte contre les pollutions, et le dérèglement climatique.
Une pêche plus durable avec la science
La quantité de produits de la mer consommés dans le monde a déjà été multipliée par 5 depuis les années 1960, autant du fait de l’augmentation de la population mondiale que de celle de la consommation individuelle. Environ la moitié provient de captures de ressources marines sauvages, ce qui illustre l’importance de la pêche dans l’alimentation mondiale et européenne. Et les projections de la FAO et de l’OCDE prévoient une pression de la demande en poissons encore plus forte à l’avenir.
Les données produites par la recherche scientifique sont capitales pour éclairer les politiques de gestion des pêches. Même si les objectifs fixés, notamment en Europe dans le cadre de la politique commune de la pêche, sont encore loin d’être atteints, des avancées significatives ont été obtenues.
Dans son bilan 2020 de l’état des poissons pêchés en France, l’Ifremer indique que 60 % des débarquements français proviennent de populations exploitées durablement contre seulement 15 % il y a 20 ans. La situation de la Méditerranée, marquée par une surpêche chronique reste cependant préoccupante.
Pour tenter d’inverser la tendance, l’Europe a instauré un tout premier plan de gestion pluriannuel en janvier 2020, les scientifiques contribuant à l’analyse de différents scénarios pour sa mise en œuvre.
De même, des travaux scientifiques sont en cours pour produire des connaissances et des avis sur les stocks halieutiques exploités par les flottilles des Antilles, de la Guyane, de la Réunion et de Mayotte, en vue d’améliorer les dispositifs de gestion des ressources.
Plusieurs exemples dans l’histoire récente attestent que de tels plans d’urgence ont été en capacité de redresser la barre : le merlu du golfe de Gascogne et de la mer Celtique ou le thon rouge de Méditerranée et de l’Atlantique, dont les populations ont fortement augmenté ces dernières années, en fournissent de belles illustrations.
L’innovation est aussi l’une des clés pour une pêche plus durable : si l’être humain a déployé pendant des siècles des trésors d’ingéniosité pour pêcher plus, l’heure est venue aujourd’hui de pêcher mieux. Cela passe par une sélectivité accrue des engins de pêche et par une diminution de leur impact sur l’environnement marin.
Une piste prometteuse explore par exemple les technologies de « deep learning » pour rendre les filets « intelligents ». Le principe : coupler l’emploi de la vidéo à de l’intelligence artificielle pour que le filet s’ouvre ou se ferme automatiquement pour ne cibler que les espèces désirées.
Comment préserver et restaurer la biodiversité ?
Sur le front de la protection de la biodiversité marine, l’innovation scientifique peut également soutenir la mise en œuvre de politiques visant à la préservation des espèces et habitats sensibles.
Cette innovation se matérialise par exemple par l’installation d’observatoires qui permettent de mieux connaître les écosystèmes et suivre leur évolution. Depuis 10 ans, l’observatoire des grands fonds Emso Açores assure en continu le suivi d’un champ hydrothermal. Il contribue chaque année à une meilleure compréhension de l’environnement abyssal et de ses espèces, encore largement méconnues.
Tout récemment, un nouvel observatoire vient d’être installé dans un canyon sous-marin au large de la Bretagne. Son rôle est d’étudier les coraux d’eaux froides, menacés par les activités humaines.
Les chercheurs participent également à la réintroduction de certaines populations en déclin. Un projet de restauration de l’huître plate, espèce menacée d’extinction, a notamment permis d’aider de jeunes larves à coloniser des supports artificiels immergés en rade de Brest et en baie de Quiberon.
Les scientifiques ont montré les conditions environnementales idéales pour l’espèce : une eau à 18 °C, une salinité suffisante, et des supports rugueux pour l’accroche du bivalve. Ces résultats appuieront les mesures de gestion nécessaires pour le retour de l’huître plate.
Autre exemple, dans la Rade de Toulon : une équipe de chercheurs a conçu et installé des récifs artificiels en béton surmontés d’herbiers, artificiels eux aussi. Le but étant d’offrir des zones refuges aux petits poissons qui pourront grandir à l’abri des prédateurs et renforcer ensuite les populations naturelles.
Des travaux, menés dans le cadre d’un partenariat avec l’Agence française de développement, sont également en cours pour développer des outils permettant de restaurer efficacement les récifs coralliens menacés par des épisodes de blanchiment dans l’océan Pacifique.
Intensifier la lutte contre les pollutions
Entre terre et mer, la frontière n’est pas étanche, au point que 80 % de la pollution des mers a une origine terrestre et se déverse via les fleuves et la bande littorale. Néanmoins, à la faveur d’actions publiques fortes notamment sur l’assainissement, cette pollution peut reculer comme nous l’avons constaté en France avec une amélioration de la qualité du milieu marin avérée depuis 30 ans.
Les derniers résultats de la surveillance du littoral font ainsi apparaître une amélioration sur plusieurs fronts : contamination chimique, contamination microbiologique, prolifération des microalgues et eutrophisation. Toutefois, des points de vigilance persistent sur certaines zones du littoral ainsi que dans les territoires ultra-marins, confrontés à de problématiques spécifiques (chlordécone, sargasse, ciguatera).
La pollution plastique fait l’objet d’une attention particulière. Une étude récente établit que 8 à 18 millions de tonnes de déchets plastiques arrivent en mer chaque année. Non biodégradables, ces déchets se fragmentent en microplastiques, de taille inférieure à 5 mm. Les scientifiques évaluent à 24 400 milliards la quantité de ces fragments présents dans l’océan, soit 5 fois plus qu’on ne le supposait jusqu’ici !
Les conséquences pour la faune et la flore sont loin d’être anecdotiques. Les microplastiques servent de cheval de Troie à tout un écosystème microscopique de bactéries, virus, microalgues ou microprédateurs qui « embarquent » sur les plastiques comme sur autant de radeaux de survie. Certaines espèces invasives utilisent aussi ce nouveau moyen de déplacement pour conquérir des territoires supplémentaires.
Autre écueil causé par cette « invasion » : les organismes filtreurs confondent les microparticules et nanoparticules de plastique avec le plancton et les ingèrent. Une expérimentation sur l’huître creuse Crassostrea Gigas a révélé qu’une exposition des mollusques en laboratoire à des microparticules et nanoparticules de polystyrène affecte leur reproduction.
La pollution de l’océan n’est pas le seul fait des microplastiques et celle-ci reste encore largement méconnue. Aussi, mieux comprendre la nature de cette pollution et ses effets sur la biodiversité constitue l’un des 7 axes du programme de recherche « Océan et Climat », piloté conjointement par l’Ifremer et le CNRS.
Eviter la surchauffe
Longtemps l’océan a été ignoré comme un facteur clé de l’équation climatique par manque de connaissances sur le fonctionnement de l’environnement marin. Depuis sa création dans les années 2000, le programme international Argo a contribué à rendre les secrets de l’océan moins impénétrables grâce à un réseau de plus de 4000 flotteurs chargés de surveiller l’océan en temps quasi réel. Des données qui ont permis aux sciences marines de faire un pas de géant.
Au fur et à mesure que les chercheurs assemblent les pièces du puzzle, on découvre que l’océan agit comme un amortisseur des effets du changement climatique : il a absorbé depuis le début de l’ère industrielle 93 % de l’excès de chaleur généré par les activités humaines et de 30 % à 40 % du CO₂ présent dans l’atmosphère !
Une « générosité » qui n’est pas sans conséquence : l’océan a enregistré un nouveau record de chaleur en 2021 qui renforce une série de signaux préoccupants pour sa santé et celles de ses « habitants » : poursuite de l’élévation du niveau de la mer, diminution de l’oxygène dissous dans l’eau, acidification de l’océan, stress thermique pour certaines espèces marines ; mais aussi intensification des événements météorologiques extrêmes auxquels les territoires ultra-marins sont particulièrement vulnérables.
Les huîtres et les moules peuvent par exemple souffrir, comme les coraux, de la diminution de la concentration en carbonate de calcium, élément chimique indispensable à la construction de leur coquille. Les chercheurs ont pu mettre en évidence que les mollusques, placés dans des conditions plus acides, présentent une coquille moins épaisse et plus légère, suggérant une moindre résistance à la prédation et aux chocs (vagues ou manipulations conchylicoles).
Pour la première fois, un projet scientifique s’attache d’ailleurs à étudier les effets combinés du réchauffement climatique et de l’acidification sur plusieurs générations de bivalves du Nord de la Bretagne à la Méditerranée.
Construire une gouvernance internationale
Bien que récente, la prise de conscience de la communauté internationale sur le rôle primordial de l’océan dans les problématiques climatiques et de biodiversité est aujourd’hui réelle. La montée en puissance des sciences océaniques s’affirme comme une nécessité pour préserver un écosystème en voie de dégradation.
Signe de cette nouvelle dynamique : le développement des aires marines protégées, la création de structures de gouvernance comme l’IPBES ou la conférence intergouvernementale de l’ONU sur la biodiversité marine en haute mer (hors juridictions nationales). En témoigne aussi la publication d’un rapport spécial du GIEC consacré aux océans et à la cryosphère, ou encore l’augmentation continue du nombre de publications scientifiques touchant ce domaine.
La Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable, proclamée par l’ONU en 2021, constitue un autre jalon d’importance pour fédérer la communauté scientifique internationale, les gouvernements et la société civile autour de la recherche de changements transformateurs pour la conservation et l’exploitation durable des mers.
En octobre 2021, la campagne internationale One Ocean Science a poursuivi ce même objectif en rassemblant des scientifiques de 37 organismes de recherche et de 33 pays pour se faire l’écho du rôle essentiel que doivent tenir les sciences océaniques pour mieux connaître et protéger l’océan.
C’est ce même sillage que creuse le One Ocean Summit qui se tiendra à Brest cette semaine, en présence de scientifiques experts de ces questions et de chefs d’État, avec une ambition commune : que l’océan ne soit plus seulement une source de préoccupation mondiale, mais aussi une porte ouverte sur de nouvelles solutions.
Marie Levasseur (Ifremer) a co-écrit cet article. Clara Ulrich, Wilfried Sanchez et Philippe Goulletquer (Ifremer) ont contribué à son élaboration.
Anne Renault, Directrice scientifique, Ifremer
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.