Pape François vs. J. D. Vance : fracture au sein du monde catholique

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L’actuel vice-président des États-Unis, converti au catholicisme en 2019, promeut une vision profondément conservatrice et identitaire de sa foi, et rejette avec virulence les orientations universalistes du pape François. Ce clivage, accentué par les tensions entre le Vatican et l’administration Trump, est révélateur d’une fracture au sein de la communauté des catholiques, déjà profondément divisée.

Juste avant son hospitalisation mi-février dernier, le pape François (88 ans) a fait parvenir à l’épiscopat états-unien une lettre dénonçant la politique d’expulsions massives de migrants lancée par la nouvelle administration de Washington. Un mouvement d’indignation œcuménique, composé de responsables et d’activistes catholiques, presbytériens, évangéliques, épiscopaliens, a commencé à prendre forme aux États-Unis. Vingt-sept groupes religieux ont également décidé de déposer des plaintes communes contre l’inconstitutionnalité des décrets présidentiels.

Pendant tout ce temps, J. D. Vance, nouveau vice-président des États-Unis, qui fait sans cesse référence à sa foi – il est un converti catholique zélé –, égrenait sa vision du monde dans des prises de parole abruptes, justifiant systématiquement les décisions de Donald Trump en matière de traque des migrants illégaux et de refoulement des réfugiés, saluant également la fin de l’USAID et la "lutte globale pour les droits exclusifs des croyants".

Appelant à "la guerre finale contre le globalisme libéral et décadent", dont le continent européen serait devenu l’épicentre voire le cloaque, il s’en est aussi pris avec véhémence au président ukrainien Volodymyr Zelensky… tandis que la secrétairerie d’État du Vatican, elle, prenait fermement position en faveur des droits de l’Ukraine.

Comparaison n’est pas raison. Cependant, en matière de communication et d’image, celle du vieux pape en souffrance en vis-à-vis de l’impitoyable vice-président états-unien est saisissante : elle donne à voir le fossé qui s’est creusé dans les positionnements pastoraux, théologiques, politiques et "internationaux" du catholicisme contemporain.

Deux catholicismes en chiens de faïence

Très diminué par sa pneumonie, François incarne sans le vouloir une autorité pontificale littéralement à bout de souffle. Déjà, sa santé fragile a entraîné par le passé un vide décisionnel à la tête des dicastères (c’est-à-dire l’ensemble des administrations du Vatican), le ralentissement des affaires courantes et l’inachèvement de la réforme destinée à améliorer l’organisation de la Curie romaine (l’organe central du gouvernement de l’Église catholique).

Sa fin de règne coïncide avec la visibilité de plus en plus forte d’un antimodèle pontifical incarné par J. D. Vance, héraut du national-populisme états-unien, portant sa foi infaillible en bandoulière tout en piétinant la solidarité des démocraties occidentales.

J. D. Vance le jour de son baptême catholique, le 11 août 2019, dans le prieuré St. Gertrude, à Cincinnati, par le père Henry Stephan, un prêtre dominicain. Catholiccitizens.org

Face à François, une contestation multiforme s’est dressée. Elle a construit sa propre cohérence, précédée historiquement par une querelle jamais éteinte dans les pays occidentaux entre catholiques de conservation et catholiques d’accommodement, les premiers devenant de plus en plus audibles au fur et à mesure de la désaffection sociétale du catholicisme.

Cette contestation s’est également nourrie des dysfonctionnements de l’institution (médiatisation des révélations d’abus sexuels, détournements financiers, compromissions) et des orientations parfois brouillonnes que ce pape a cherché à impulser. En chemin, François a été rendu responsable de la fracture en cours.

Tandis qu’il tentait d’imprimer de grandes lignes, susceptibles sur le plan théologique et pastoral de rassembler l’ensemble des conférences épiscopales et de redonner une identité commune à une communauté de plus en plus disparate, un ensemble réactif et identitaire, mêlant "gardiens du Temple" et idéologues illibéraux, s’est consolidé à grands cris contre lui, et a pris l’ascendant médiatique, numérique et intellectuel.

Un temps, un des combats de cette coalition a été de "juger le pape pour hérésie" (2019). François s’est vu reprocher ses "errements" doctrinaux et pastoraux au profit d’idées "gauchistes" et "anticatholiques".

Le catholicisme identitaire appelle à revenir aux "fondamentaux" en espérant réécrire l’avenir de l’Église en même temps que l’avenir de l’ordre politique occidental. J. D. Vance incarne pleinement cette frange conquérante, car c’est aux États-Unis (terre de prédilection de l’engagement religieusement inspiré) que ce catholicisme, redéfini par certains de ses théologiens comme "intégraliste", a ressuscité de ses cendres européennes.

Un pontificat brouillon

Ce catholicisme intégraliste a eu d’autant plus l’opportunité de se développer que le pontificat de François s’est exposé aux critiques ; même si, parmi les sujets qui ont écorné la réputation de l’Église catholique, certains ne découlaient pas de sa responsabilité. Ce sont sa gouvernance et sa politique diplomatique qui ont laissé à désirer, provoquant contestations et incompréhensions.

L’articulation et la coordination au sein et entre les différentes "administrations" (dicastères) ont été questionnées, notamment en raison des changements insufflés au sein de la curie par le souverain pontife. De surcroît, le pape a semblé favoriser, dans l’exhortation apostolique Amoris Laetitia (2016), une dynamique centrifuge, en reconnaissant que "tous les débats doctrinaux, moraux ou pastoraux ne devaient pas être tranchés par des interventions magistérielles", c’est-à-dire les siennes.

Comme l’écrit François Mabille, cette approche met en tension le pouvoir doctrinal du pape dans son rapport aux différentes conférences épiscopales et sur le sujet précis de la guerre des valeurs, et elle le dessert indéniablement dans l’exercice de son leadership.

En outre, la cohérence de la diplomatie du Vatican est devenue de plus en plus compliquée à assurer, du fait de la quantité des canaux utilisés, de leur dissonance potentielle (le pape, la secrétairerie d’État et son réseau diplomatique, les ONG internationales accréditées, les réseaux informels, etc.) et de la multiplication des causes défendues.

Diplomates du Saint-Siège et ONG catholiques sont occupés, dans les instances internationales, tantôt par la défense de droits humains spécifiques, droits confondus avec la dignité de la personne selon la doctrine catholique ; tantôt par la cause de la paix entre États ou entre groupes en conflit ; tantôt par les nouvelles causes planétaires à imposer à tous les horizons diplomatiques, comme le respect de l’environnement ou la régulation globale de l’immigration ; tantôt, enfin, par les rencontres œcuméniques ou interreligieuses qui se transforment en diplomatie alternative – tant François pense que la médiatisation du dialogue entre responsables religieux est une méthode "infaillible" pour calmer les populations et dénouer les tensions, en pleine époque d’intolérance mutuelle.

La promotion du dialogue (notamment du dialogue islamo-chrétien qui a connu sous ce pontificat quelques grandes avancées) n’est cependant pas exempte de manipulations étatiques. Avec le début de la guerre en Ukraine et face à Moscou et à l’Église russe orthodoxe, cette approche idéaliste a trouvé un démenti assez cinglant.

Finalement, le souci des bonnes relations avec les États, quels qu’ils soient, même "les plus infréquentables", pour assurer l’existence publique de l’Église catholique et les droits de ses fidèles en toute situation, n’a pas échappé non plus à la critique, brouillant les lignes éthiques, comme le montre l’exemple du rapprochement très contesté de la secrétairerie d’État avec le régime chinois qui n’a, pour l’instant, pas apporté plus de sécurité aux Chinois catholiques.

Concernant son souci de l’humanité, le pape a cherché à "réinventer" des positions de principe avec un tropisme "sudiste" très marqué, c’est-à-dire qu’il a appelé indistinctement les catholiques et la communauté internationale à s’engager en faveur des exclus du monde, écrasés par la misère économique et l’insécurité. Aller aux périphéries, faire preuve de solidarité, dénoncer "la mondialisation de l’indifférence" s’accompagne d’un parti pris pour la justice sociale – expression contemporaine de l’ordo amoris (ordre de charité).

François estime que cette multitude d’êtres humains oubliés, dont le migrant est aujourd’hui l’emblème, mérite une coopération interétatique plus active. Il exprime cette revendication dans l’encyclique Fratelli Tutti sous le nom de "gouvernance mondiale éthique".

L’impact contrasté de ses propres prises de parole médiatiques, ses échecs de médiation (à part Cuba et la République centrafricaine), ses erreurs de jugement sur la guerre en Ukraine ou la guerre civile syrienne, ses choix de déplacement "non conventionnels" (le dernier en date étant la Corse, quelques jours après la réouverture de Notre-Dame de Paris à laquelle François n’a pas assisté) ont dérouté les observateurs. Seule sa position relative au Proche-Orient, inlassablement attentive au sort des populations libanaise et palestinienne, n’a pas varié.

Un catholicisme états-unien "hors les murs"

Dans les pays occidentaux, des segments de plus en plus importants de croyants catholiques ont manifesté leur rejet à l’égard de chacun des grands enjeux du pontificat de François : le dialogue avec l’islam, la mobilisation pour l’écologie dans l’encyclique Laudato si’ (2015), la défense des migrants et plus récemment l’opposition aux populismes conservateurs et la défense de la démocratie, qui a été assez tardive et peu fréquente.

La grille de lecture Nord-Sud du pape et le caractère globalement anti-occidental de son approche – au sens d’un Occident dominateur, capitaliste et libertaire – n’a pas recoupé l’autre critique anti-occidentale pourtant assez proche, que les catholiques conservateurs ont commencé à développer. Ils dénoncent en effet un Occident gouverné par des élites libérales, sans conscience, préoccupées de futilités comme la lutte contre les discriminations envers la communauté LGBT, à genoux devant les radicaux "woke" et les droits des immigrés, "bêlant leur droit-de-l’hommisme au lieu de défendre les intérêts de leurs peuples".

Donald Trump et son épouse Melania à la chapelle Sixtine, page de garde du site du mouvement Catholics for Trump. Catholics for Trump

Toute la droite chrétienne américaine, nourrie en arguments par ces catholiques, s’est construite sur leur opposition à la pastorale inclusive du pape (migrants, pauvres, homosexuels) qui aurait plutôt dû, selon eux, effectuer un rappel intransigeant de la doctrine et des normes. Ils ont contribué à la fronde états-unienne qui a pris l’exact contre-pied des positions du pape et ils ont, à plus de 60 %, voté pour Donald Trump à la présidentielle de 2024.

Après l’investiture de Trump, J. D. Vance n’a pas hésité à dénoncer les errements du pape et de l’épiscopat américain sur la question de l’immigration et à justifier le refoulement des migrants illégaux selon son interprétation théologique de l’ordo amoris. Il n’a pas non plus hésité à accuser les évêques américains de vénalité quand ils ont protesté contre la suspension de l’immunité d’asile des églises dans la traque des clandestins, et contre la suspension des aides fédérales aux associations et diocèses qui assument entièrement la prise en charge des migrants et des réfugiés, ainsi que contre le démantèlement d’USAID.

On le voit : le chemin de la dépolarisation catholique n’est pas près de s’ouvrir. Donald Trump a émis un décret pour éradiquer "les biais antichrétiens" des agences gouvernementales en instaurant une "task force" au sein du département de la justice. Vance a repris cette idée à l’international. Le prochain pape ne pourra pas faire l’impasse sur cette fracture parcourant la mobilisation catholique. Elle risque de se transformer en implosion ecclésiale.

Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine et relations internationales, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock / Phil Mistry

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