« Pour une fois, j’aimerais qu’on intervienne avant que la maison prenne feu ».
Le commandant des forces américaines en Afrique, le général Stephen Townsend, s’est entretenu avec Abraham Mahshie, spécialiste « Défense » pour le Washington Examiner (voir article en lien). Il venait d’intervenir auprès de la Commission Défense du Sénat. En place depuis 20 mois, il a vu la situation évoluer au Sahel et cherche du soutien à Washington pour infléchir la stratégie américaine dans la région.
Le général Townsend le reconnait volontiers : la situation au Sahel est moins brûlante qu’il ne le craignait en arrivant. Il en attribue le mérite aux forces françaises en première ligne qui ont adopté une stratégie plus agressive, portant des coups très durs aux groupes djihadistes. Mais il utilise l’image d’un feu de braises qui couve sur un large territoire et menace les États du littoral atlantique. Un coup de vent pourrait embraser ces pays fragilisés par la faiblesse de leurs forces de sécurité et les vieilles fractures qui traversent ces sociétés regroupant des peuples distincts et en concurrence pour le pouvoir. La mort récente au combat d’Idriss Déby, l’homme fort du Tchad, allié majeur des puissances occidentales au Sahel, est un facteur d’incertitude. L’activisme de la Chine et de la Russie dans la région inquiète aussi beaucoup les Américains.
La priorité est de rétablir des budgets permettant de continuer le travail de longue haleine engagé par les Américains en soutien aux Français mais aussi aux pays africains du littoral. La mission des 6 000 soldats sous le commandement du général Townsend n’est pas de mener des actions de guerre mais de soutenir les forces européennes (surtout françaises) en fournissant des moyens logistiques et de renseignement. L’autre mission est d’entraîner et d’équiper les forces de sécurité africaines au sud du Sahel. L’administration Trump s’était prononcée pour un désengagement des principaux théâtres d’opération. Les moyens dédiés à l’AFRICOM (forces US en Afrique), seulement 0,3% du budget de la Défense, ont été amputés, empêchant la poursuite d’exercices communs avec les pays partenaires mais aussi limitant l’appui apporté aux Français sur le terrain. Le général Townsend plaide pour un réinvestissement dans la région, y compris, si nécessaire, en lien avec des sociétés de sécurité privées, pour ériger un mur « pare-feu » en permettant à la Force Barkhane de continuer à porter des coups très ciblés et décisifs, et empêcher l’infiltration des groupes terroristes au Sud. Il s’agit aussi de consolider les liens de partenariat avec les alliés africains en renforçant les programmes de formation qui vont de la maintenance des véhicules armés à l’entrainement aux actions spéciales en milieu désertique.
L’autre recommandation du chef de l’AFRICOM est de ne pas limiter l’engagement américain à ce soutien vital aux forces alliées en présence. Il insiste sur l’importance d’une stratégie plus globale et de long-terme en aidant les États du littoral africain à mieux contrôler leurs espaces maritimes. Le Golfe de Guinée est riche en pétrole. C’est aussi l’une des pires zones de piraterie au monde. Si l’on ajoute que c’est un point de passage pour le trafic de drogue depuis l’Amérique du Sud vers l’Europe, on comprend mieux comment une plus forte implication de forces de sécurité en mer pourrait aider à stabiliser les pays déjà sous pression sur leurs frontières septentrionales. Cela permettrait aussi d’assécher les canaux de corruption pourrissant les administrations locales. Suivant la même stratégie de soutien logistique ciblé, la fourniture de radars perfectionnés et la formation à leur utilisation seraient des avancées significatives. Une autre menace préoccupe le général Townsend : la Chine cherche à faire levier sur ses accords économiques avec les pays africains de la région pour installer une base navale sur l’Atlantique. Alors que les Chinois l’ont obtenue à Djibouti (un quai vient d’être terminé permettant d’accueillir des sous-marins nucléaires ou même un porte-avions), ils veulent une base pour réarmer, réparer leurs bateaux, étendant ainsi leurs capacités d’action.
Le général Townsend fait face à plusieurs défis de taille. Il faut d’abord convaincre les parlementaires. S’il espère que le gouvernement de Joe Biden sera moins timide pour investir sur les théâtres lointains, et augmenter le budget alloué à sa force, il sait qu’il est aussi plus « droit-de-l’hommiste ». Or, le coup militaire au Mali en août 2020 a interrompu la coopération américaine avec ce pays. La récente disparition d’Idriss Déby au Tchad, la prise de pouvoir de son fils, remettent en question l’appui diplomatique nécessaire aux militaires. Ce serait une porte ouverte aux Russes et aux Chinois qui n’ont pas ce genre de pusillanimité… Enfin, si la France a besoin de soutien au Sahel, verrait-elle d’un bon œil une plus forte présence US dans ses anciennes colonies ? Les deux alliés se sont déjà retrouvés en concurrence dans la région des grands lacs…
Ludovic Lavaucelle
Source : Washington Examiner
Cet article est publié à partir de La Sélection du Jour.