Le 25 février dernier, le fabricant de jouets Hasbro annonça sa décision de changer le logo et le nom de son célèbre « Monsieur Patate ». Le but ? Dégenrer la marque en passant de « Mr. Potato Head » à « Potato Head » (Tête de Patate) pour « s’assurer que tout le monde se sente le bienvenu dans le monde des têtes de patates ».
Alors que des marques alimentaires comme Uncle Ben’s ou Aunt Jemima ont récemment décidé de changer leur nom ou leur logo pour répondre aux accusations de stéréotypes racistes, la décision d’Hasbro illustre de nouveau combien les marques sont intimement liées à nos représentations sociales, et à leurs évolutions.
Utiliser le genre pour bâtir une marque forte
Le genre constitue l’un des éléments de catégorisation des marques les plus utilisés ; nous percevons les marques comme étant plus ou moins masculines ou féminines. Des travaux de recherche ont démontré que nous attribuons à Dove, Chanel, Sheba, Lindt ou encore Nivea, des caractéristiques féminines : nous les voyons comme sensibles, douces, tournées vers les autres, fragiles et gracieuses.
À l’inverse, Red Bull, Levi’s, Adidas, Nike ou encore Marlboro sont perçues comme des marques masculines, c’est-à-dire aventurières, agressives, courageuses et dominantes.
Ces perceptions découlent évidemment des efforts marketing des entreprises (communications, packaging, etc.), qui positionnent leurs marques dans l’esprit des consommateurs pour se différencier de la concurrence et créer du lien (notamment affectif) entre la marque et les clients. Et quoi de plus naturel que de s’appuyer pour ce faire sur des distinctions bien connues des consommateurs, dont évidemment la binarité masculin/féminin ?
Il faut dire que cette stratégie est payante : la forte genrisation d’une marque augmente le capital de marque, c’est-à-dire qu’elle facilite le positionnement de la marque dans l’esprit des individus et augmente les associations positives qu’on lui accole. Les marques androgènes, ou dont le genre n’est pas franchement affirmé, restent plus difficiles à catégoriser et entraîne des associations d’idées moins positives.
Évidemment, cette genrisation se double d’une binarité dans le ciblage : les marques créent des produits féminins pour cibler davantage les femmes, et des produits masculins pour cibler davantage les hommes. On pense au Coca Light, plus féminin, contre le Coke Zéro, plus masculin.
Stéréotypes de genre
Certaines marques vont jusqu’à se positionner de façon explicite comme étant exclusivement masculines et dédiées aux hommes, comme le montre l’ancien slogan de la marque de soda Dr Pepper Ten (un soda avec seulement 10 calories, mais des calories « viriles » – manly calories) : It’s not for women. (ce n’est pas pour les femmes)
Pourtant, si le genre de marque facilite la catégorisation et le positionnement, il peut aussi conduire à des attentes différentes entre marques féminines et marques masculines.
Dans un article récemment publié dans la revue Marketing Letters, nous avons ainsi démontré que les individus appliquent notamment les stéréotypes de genre aux marques lorsque celles-ci cherchent à créer du lien avec les consommateurs en exprimant des émotions (joie, tristesse, fierté, etc.).
Or, les femmes sont traditionnellement perçues comme étant plus émotives et expressives, quand les hommes doivent être dans le contrôle de leurs émotions et rester inexpressifs. Ces stéréotypes de genre sont appliqués aux marques genrées : les consommateurs s’attendent à ce qu’une marque féminine exprime une émotion, par exemple sur les médias sociaux.
En revanche, comme elle va à l’encontre des stéréotypes de genre, une émotion exprimée par une marque masculine est rejetée, c’est-à-dire que la sincérité de la marque est mise en doute, et l’attitude envers la marque s’en trouve négativement affectée. Ceci est vrai pour tout type d’émotions, qu’elles soient plutôt stéréotypées féminines (tristesse ou joie) ou masculines (fierté ou colère).
Devenir une marque fluide ?
Aux États-Unis, plus de la moitié de la Génération Z estime que la binarité de genre est dépassée. C’est dans ce contexte d’attentes de fluidité de genre et d’inclusivité, auxquelles les marques répondent de façon croissante, qu’il faut comprendre la décision de Hasbro de dégenrer « Monsieur Patate ».
Il faut dire que le genre des marques que nous consommons participe à l’expression de notre propre genre. Ce principe apparaît d’autant plus vrai pour les hommes, pour qui la consommation de produits féminins est vue comme une menace à leur propre masculinité, alors que les femmes consomment davantage en territoire masculin.
Dans ce contexte, on comprend pourquoi les hommes tendent à rejeter toute « contamination de genre », c’est-à-dire toute tentative de féminiser une marque masculine. Des travaux de recherche ont démontré que les clients fidèles défendent alors fortement l’image masculine de la marque, en rejetant les produits plus féminins et en stéréotypant négativement leurs consommatrices.
Ces travaux s’appuient notamment sur le cas de la voiture Porsche Cayenne SUV, pour lequel le constructeur cible davantage les femmes. Beaucoup de clients fidèles ont négativement catalogué cette voiture comme étant conçue pour les « soccer moms », ces mères de famille américaines conduisant leurs enfants à leurs activités. Ceci leur permettait de protéger la virilité de la marque Porsche, et par ricochet, de défendre leur propre virilité.
Le genre de la marque n’est donc pas une simple affaire marketing. Genrer ou dégenrer une marque, c’est aussi s’inviter dans un débat sociopolitique qui questionne comment nous catégorisons les individus, quels stéréotypes nous associons aux genres, et comment nous nous percevons nous-mêmes. De quoi faire bouillir nos têtes de patates !
Benjamin Boeuf, Professeur associé en marketing, IESEG School of Management et LEM-CNRS 9221, IÉSEG School of Management
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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