
Les islamistes n’ont pas visé l’Église lors des violences ayant causé la mort de plus de 1 000 personnes, mais la communauté reste sur le qui-vive.
Adi Oweis était en train de se détendre avec ses enfants dans sa maison du Maryland la semaine dernière lorsque son téléphone s’est mis à vibrer : des messages envoyés par ses amis restés en Syrie se sont mis à affluer. Des islamistes liés au nouveau gouvernement étaient en route vers la région côtière alaouite du pays.
Des vidéos choquantes ont rapidement circulé dans ses discussions de groupe : des familles entières massacrées, des rangées de corps de Syriens jonchant les rues. Parmi les victimes figuraient certains de ses amis alaouites. Il craint désormais pour l’avenir de l’Église syrienne.
Oweis, qui travaille pour une ONG internationale spécialisée dans le dialogue interreligieux, est membre de la communauté grecque orthodoxe syrienne. Il a vécu à Damas, la capitale, jusqu’en 2009. Il a été bouleversé par cette campagne de violence visant des personnes aux côtés desquelles il avait vécu. Il s’exprime pour nous sous pseudonyme afin de protéger les membres de sa famille restés en Syrie.
Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, basé au Royaume-Uni, les islamistes ont tué plus de 1 300 personnes. La majorité des victimes étaient des civils de la communauté alaouite, branche minoritaire du chiisme à laquelle appartient l’ancien président Bachar al-Assad.
Des affrontements entre les forces gouvernementales et un reste armé du régime d’Assad, dans les provinces de Lattaquié et Tartous la semaine dernière, ont dégénéré en violences sectaires lorsque des milices sunnites se sont déployées dans la région. Les Alaouites, qui occupaient des postes de pouvoir sous le règne d’Assad, ont historiquement eu l’habitude de cohabiter avec les chrétiens. "Ça nous a terrifiés", raconte Oweis.
"Nous n’avons pas pu dormir. Ce furent des jours extrêmement douloureux."
Oweis confirme par ses réseaux en Syrie la mort de dix chrétiens, mais il ne pense pas que les forces gouvernementales ou les milices indépendantes visent intentionnellement la communauté chrétienne. "Ils nous voient comme des infidèles, des gens qui ne croient pas en ce qu’ils croient", explique-t-il.
"Mais en même temps, ils ne nous considèrent pas comme ceux qui les ont persécutés dans le passé."
Malgré tout, les chrétiens syriens sont inquiets, et se demandent si le nouveau gouvernement fera d’eux ses prochaines cibles.
Ces représailles marquent le pire épisode de violence depuis le renversement de Bachar al-Assad en décembre. Ahmed al-Charaa, également connu sous le nom d’al-Golani, a dirigé le mouvement sunnite ayant évincé Assad et est désormais président par intérim de la Syrie.
Beaucoup de Syriens ont salué la fin des 24 années de pouvoir d’Assad. Son parti Baas dirigeait le pays depuis plus de cinq décennies, accumulant de nombreuses atrocités contre la population syrienne. Pourtant, les liens passés de Charaa avec al-Qaïda suscitent des craintes : les Syriens auraient-ils simplement échangé un régime violent contre un autre ? Les chrétiens et d’autres minorités, notamment les Alaouites, les Kurdes et les Druzes, pourraient faire face à des menaces croissantes, avertit Nina Shea, directrice du Center for Religious Freedom au Hudson Institute.
"Il n’y a aucune garantie de protection pour les minorités religieuses", affirme Shea, qui a siégé sept fois à la Commission états-unienne sur la liberté religieuse internationale.
"La chasse à leur encontre est ouverte."
Certaines analyses présentent le conflit syrien comme ethnique, mais pour Shea, la religion est le moteur principal. Suivant de près les régimes islamistes, elle observe les mêmes schémas d’oppression religieuse en Irak, au Nigeria et en Syrie.
"Ces massacres ne sont peut-être pas ordonnés directement, mais je serais surprise que le gouvernement protège les chrétiens ou qui que ce soit d’autre", ajoute-t-elle. Selon Shea, Charaa contrôle difficilement le pouvoir et dirige une coalition de radicaux comprenant des “djihadistes endurcis” venus de Tchétchénie, d’Ouzbékistan et d’autres pays.
Elle estime que le président par intérim de la Syrie est un islamiste radical qui donne l’image d’un modéré à l’Occident pour obtenir un allègement des sanctions et des aides.
"Les États-Unis condamnent les terroristes islamistes radicaux, y compris les djihadistes étrangers, qui ont assassiné des civils dans l’ouest de la Syrie ces derniers jours", a affirmé le secrétaire d’État américain, Marco Rubio, dimanche. Il a demandé au gouvernement syrien de traduire les responsables en justice.
Le bureau de Ahmed al-Charaa a annoncé la création d’une commission indépendante pour enquêter sur les massacres commis par les deux camps. "Nul ne sera au-dessus des lois et tous ceux dont les mains sont tachées du sang syrien répondront de leurs actes – équitablement et sans délai", a-t-il promis dans un discours dimanche.
Adi Oweis remet en question les publications sur les réseaux sociaux qui parlent d’un massacre de chrétiens. Il affirme que les rumeurs annonçant la mort d’un prêtre durant les attaques sont fausses. Mais il reste préoccupé par l’avenir de la communauté chrétienne en Syrie, car les islamistes considèrent les chrétiens comme une "cible facile". "Ce sont des maisons où ils savent qu’ils peuvent entrer sans rencontrer de résistance, car ils savent que les chrétiens ne sont pas armés", explique Oweis.
"Et ils ne sont pas regroupés en un seul endroit comme les Alaouites, qui peuvent [...] résister plus longtemps."
Il rapporte que des forces syriennes ont pillé des centaines de maisons chrétiennes durant l’assaut sur les communautés alaouites entre Tartous et Lattaquié. Des djihadistes ont pris d’assaut la maison d’un ami d’Oweis, Ils lui ont épargné la vie après avoir découvert qu’il était chrétien, mais lui ont volé sa voiture.
Les vols sont si répandus dans les communautés chrétiennes que les églises cachent souvent leurs icônes pendant la semaine et ne les exposent que le dimanche, raconte Oweis. Certaines de ces icônes ont plus de 400 ans et ont une grande valeur.
Shea précise que la population chrétienne syrienne a fortement diminué au cours des dernières décennies, ne comptant plus que 300 000 fidèles. Bien qu’aucun recensement officiel n’ait été réalisé, Oweis affirme que les estimations catholiques et grecques orthodoxes sont plus optimistes, allant de 600 000 à 1 million.
En dépit des massacres aveugles et des vols ciblés, de nombreux chrétiens choisissent de rester en Syrie et de vivre discrètement, selon des chrétiens bien informés dans le pays. Parallèlement, certains rapports indiquent que des milliers de Syriens traversent la frontière pour se réfugier au Liban. Ceux qui restent doivent faire face à des menaces multiples.
Un groupe d’environ 500 chrétiens kurdes de la ville d’Afrin, au nord, a été déplacé à plusieurs reprises en raison des combats opposant les milices turques et les Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par les Kurdes, explique Majeed Kurdi, un pasteur kurde irakien basé aux États-Unis, travaillant avec Freedom Seekers International pour leur venir en aide. La tension est montée lorsque le nouveau gouvernement a fait pression sur les groupes armés pour qu’ils intègrent l’armée nationale.
Ces chrétiens kurdes, qui vivent aujourd’hui à Alep, font partie de l’Église non-dénominationnelle du Bon Berger, mais ils n’ont actuellement aucun lieu sûr pour se réunir. À chaque évacuation d’une ville ou d’un camp de réfugiés, leur groupe a accueilli de nouveaux Kurdes. Il compte désormais environ 1 200 personnes, dont beaucoup de non-croyants intéressés par le christianisme, selon Majeed Kurdi.
Mais leur situation reste précaire. "Les milices essaient, de temps en temps, d’attaquer les chrétiens", affirme le pasteur.
"Et elles recherchent en particulier les musulmans convertis au christianisme."
Il explique que des mercenaires soutenus par la Turquie, opposés à la présence kurde dans la région frontalière, ont enlevé des Kurdes, y compris des femmes se rendant au marché, loin au sud jusqu’à Alep. "Toutes ces puissances s’affrontent dans la région", souligne-t-il.
"C’est pour cela qu’il est impossible d’avoir une quelconque unité. Personne n’écoute personne."
Le 10 mars, les FDS ont accepté de fusionner avec le nouveau gouvernement syrien. Majeed Kurdi y voit un « bon début entre les deux parties », mais il doute que cela mette fin aux attaques turques contre les Kurdes. Une autre question en suspens est celle du transfert potentiel des 9 000 prisonniers de Daech, actuellement sous la garde des FDS, au nouveau gouvernement syrien.
Adi Oweis affirme que la communauté chrétienne est le groupe le moins armé de Syrie. Les chrétiens craignent désormais que des foules liées au groupe islamiste au pouvoir, Hayat Tahrir al-Sham, dirigé par Charaa, ne se retournent contre eux à tout moment.
Malgré cela, les chrétiens gardent de l’espoir. "Nous ne sommes pas doués pour l’art de la guerre, mais nous le sommes pour l’art de la paix", rappelle le syrien basé aux États-Unis.
Au fil des décennies de troubles en Syrie, les chrétiens ont noué des relations avec les Alaouites, les Druzes et les musulmans sunnites, explique-t-il. Certaines communautés chrétiennes ont organisé des repas visant à rassembler les différentes factions.
Charaa a déclaré que les massacres de représailles avaient été contenus et a promis de traduire les responsables en justice. Mais l’Observatoire syrien des droits de l’homme affirmait encore récemment que les meurtres ciblés se poursuivent. Certains Syriens doutent des intentions de Charaa, et Oweis estime que la route sera longue et complexe. Mais tout répit peut être une occasion d’avancer.
"Les milices ont quitté la région alaouite, alors nous espérons une réconciliation", conclut-il.
"Pour les chrétiens, combattre les islamistes ou leur résister militairement est pratiquement impossible, et cela pourrait conduire à un génocide de la population chrétienne."
Jill Nelson
Un article de Christianity Today traduit par Infochrétienne et révisé par Christianity Today. Publié avec autorisation. Retrouvez ici tous les articles en français de Christianity Today.