L’exposition à certains produits chimiques pendant la grossesse perturbe le développement du cerveau
Chaque année, rien qu’aux États-Unis, des milliers de nouveaux composés chimiques sont produits. Ils s’ajoutent aux dizaines de milliers déjà commercialement accessibles.
Ces substances entrent dans la composition d’une vaste gamme de produits, notamment, mais pas uniquement, des dérivés du plastique, dont on sait aujourd’hui qu’ils pénètrent dans les organismes vivants via plusieurs voies : l’eau qu’ils absorbent, les aliments qu’ils consomment ou même l’air qu’ils respirent.
Certes, dans la vie quotidienne, les niveaux d’exposition aux substances chimiques individuelles sont souvent inférieurs aux valeurs limites légales, déterminées expérimentalement. Mais le problème est que ces expositions individuelles ne reflètent pas toujours les risques que représentent ces produits pour la santé humaine.
En effet, des substances chimiques qui, prises séparément, n’ont qu’un effet limité peuvent avoir des effets beaucoup plus délétères lorsqu’elles sont présentes dans des mélanges complexes.
Cet « effet cocktail » a été à nouveau mis en évidence par une étude publiée cette année dans la revue Science.
En associant des données d’études épidémiologiques à des expériences menées sur des modèles cellulaires et animaux aquatiques, un groupe de recherche international, dont nous faisons partie, a montré que la perturbation hormonale induite par l’exposition à un mélange de huit substances chimiques du quotidien a un impact sur le développement cérébral et l’acquisition du langage des enfants. Retour sur ces résultats, et sur les perspectives qu’ils ouvrent.
Une cohorte pour étudier l’impact des produits chimiques sur les enfants à naître
Contrairement à la majorité des études précédentes, qui s’était concentrée sur les effets de composés uniques, les travaux auxquels nous avons participé visaient à analyser les conséquences de l’exposition à un mélange de composés chimiques dotés de propriétés de perturbations endocriniennes, à des niveaux d’exposition réels.
Pour mémoire, les perturbateurs endocriniens sont des substances capables d’interférer avec le fonctionnement des hormones (messagers chimiques), et ce, à des concentrations extrêmement faibles. Les conséquences de ces interactions sont potentiellement très délétères, car les hormones interviennent dans un grand nombre de processus fondamentaux : prolifération et migration des cellules pendant le développement fœtal, métabolisme, reproduction, stress, nutrition, sommeil…
Nos résultats ont été obtenus grâce à des données issues de l’étude de la cohorte SELMA, menée à l’université de Karlstad, en Suède. Cette étude suit environ 2 000 paires mères-enfants depuis le début de la grossesse, en passant par l’accouchement et jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge scolaire.
L’objectif général de SELMA est d’étudier l’impact de l’exposition à des substances chimiques suspectées ou avérées de perturber le système endocrinien en début de grossesse sur la santé et le développement de l’enfant plus tard dans la vie. Pour mémoire, l’étude SELMA a déjà permis d’établir un lien entre l’exposition à différents produits chimiques et le développement du sexe de l’enfant, les problèmes respiratoires, le développement cognitif et la croissance pendant l’enfance.
L’originalité de l’approche, qui a donné lieu à une publication dans la revue scientifique Science, est d’avoir intégré non seulement des données épidémiologiques telles que celle de l’étude SELMA, mais aussi des données de toxicologie expérimentale et enfin de proposer une nouvelle approche d’évaluation du risque lié à l’exposition à des mélanges. Pour ce faire, ces travaux se sont déroulés en trois étapes.
Identification du mélange de produit chimique
Dans un premier temps, la surreprésentation d’un mélange de huit produits chimiques dans le sang et l’urine des femmes enceintes de la cohorte SELMA a été corrélée avec un retard de langage chez les enfants à l’âge de 30 mois (moins de cinquante mots énoncés). Plusieurs des constituants de ce mélange étaient connus pour avoir des effets perturbateurs endocriniens.
C’était par exemple le cas du bisphénol A (un composé utilisé pour la fabrication de plastiques et de certaines résines époxy) ou de certains composés chimiques perfluorés (utilisés dans un grand nombre de produits de consommation courante et industriels, des cosmétiques aux mousses à incendie en passant par les vêtements imperméabilisés). D’autres composés de ce mélange, comme certains phtalates (phtalate de diéthyle, phtalate de dibutyle et phtalate de benzyle et de butyle), avaient été associés à un retard de langage chez les enfants à 30 mois par de précédentes recherches.
Ces effets avaient été précédemment identifiés grâce à des recherches d’association menées sur chaque produit individuellement. Cette fois, l’objectif était de déterminer leurs effets en tant que mélange. Une fois le mélange identifié, il a été donc recréé par des chimistes afin de l’étudier plus en détail.
Étude expérimentale
Après cette première étape d’identification, les scientifiques ont dans un second temps mené des expériences afin d’étudier le mode d’action du mélange de produits chimiques. Ils ont utilisé pour cela des modèles expérimentaux variés, afin d’identifier les cibles moléculaires via lesquelles ce mélange pouvait agir dans l’organisme.
Il s’agissait d’évaluer sa capacité à perturber la régulation médiée par les hormones, mais aussi des gènes impliqués dans le développement cérébral ou associés avec un déficit cognitif et intellectuel et ce, à des niveaux d’exposition pertinents chez l’être humain.
Cette étape a été menée notamment sur des organoïdes de cerveau humain (des cultures de cellules capables de s’organiser pour reproduire certaines fonctions des tissus de l’organe qu’ils représentent. Il s’agit en quelques sortes de « mini-organes », ndlr). Grâce à ces outils, il a été possible de reproduire les principaux aspects du développement de notre cerveau. Les chercheurs ont ainsi pu, pour la première fois, étudier directement les effets moléculaires de ce mélange de produits chimiques sur le tissu cérébral fœtal humain.
Des modélisations informatiques ont par ailleurs permis d’analyser les effets du mélange sur des réseaux de gènes impliqués dans la différenciation des neurones et régulés par de nombreuses hormones notamment les hormones thyroïdiennes. Dans cette même étude, des aspects de perturbation thyroïdienne et de perturbation du comportement de nage ont pu être démontrés chez un amphibien et chez le poisson-zèbre.
Les données obtenues sur l’ensemble de ces modèles expérimentaux ont ensuite été analysées, afin d’identifier les voies hormonales majoritairement perturbées. Les résultats ont révélé une conservation des propriétés perturbatrices du mélange de produits chimiques chez les vertébrés.
Des conclusions inquiétantes
Dans un troisième temps, les résultats de ces études expérimentales ont été utilisés pour élaborer de nouveaux outils d’évaluation des risques liés à l’exposition à des mélanges de produits chimiques.
L’ensemble de ces travaux a permis de mettre en évidence qu’à des concentrations réalistes, le mélange de produits étudié perturbe des réseaux de régulation sous influence hormonale dans les organoïdes de cerveau humain comme dans les modèles animaux Xenopus leavis et Danio rerio.
En analysant les données épidémiologiques, nous avons pu montrer que jusqu’à 54 % des enfants avaient subi des expositions prénatales supérieures aux niveaux considérés comme préoccupants dans notre étude (qui ont été déterminés expérimentalement).
Les enfants situés dans le décile supérieur d’exposition présentaient un risque 3,3 fois plus élevé de retard de langage que ceux situés dans le décile inférieur (le retard de langage a été choisi comme critère, car il s’agit d’un marqueur précoce de déficit intellectuel).
L’une des principales voies hormonales affectées est celle des hormones thyroïdiennes. Sachant que des niveaux optimaux d’hormones thyroïdiennes maternelles sont nécessaires en début de grossesse pour la croissance et le développement du cerveau, il n’est pas surprenant qu’il y ait une association entre l’exposition prénatale à ces produits et un retard de langage.
Ces résultats démontrent qu’il est impératif de changer d’approche pour prendre en compte les mélanges de produits chimiques lors de leur évaluation. L’utilisation de nouveaux outils d’analyse du risque lié à l’exposition à des mélanges (plutôt qu’à des composés individuels) aurait pu éviter à 54 % des enfants d’être exposés in utero à des niveaux jugés rétrospectivement, à la lumière des résultats de cette étude, préoccupants.
Adapter la législation pour mieux évaluer les risques
Ces travaux démontrent que le risque qui a été identifié par ces recherches n’est détectable qu’en considérant non plus les produits un à un, mais comme un « cocktail », car les effets des substances chimiques dans des mélanges complexes peuvent différer de leurs propriétés individuelles.
C’est un point important, car, à l’heure actuelle, l’évaluation des risques aborde exclusivement les effets des produits chimiques individuellement.
En outre, les effets biologiques des perturbateurs endocriniens peuvent se manifester à des doses situées bien en deçà des valeurs limites fixées par les tests de toxicologie classique. Or, la législation actuelle ne prend pas suffisamment en compte le caractère « perturbateurs endocriniens » de certaines substances. À titre d’illustration, ce n’est que depuis 2018 que les textes permettent l’identification des perturbateurs endocriniens. Et encore, seuls les produits produits phytosanitaires biocides sont concernés.
Les chercheurs tentent de préciser les modes d’action des perturbateurs endocriniens et de mesurer leurs effets sur la santé (humaine comme animale) depuis plus de 30 ans. Nos travaux démontrent que croiser données épidémiologiques et résultats d’expérimentation est une piste prometteuse pour améliorer notre compréhension de ces polluants si particuliers. Restera ensuite à adapter la législation en conséquence.
Jean-Baptiste Fini, Professeur du MNHN, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Barbara Demeneix, Professor Physiology, Endocrinology, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.