Loin des caméras, loin des préoccupations ostentatoires, les Yéménites meurent peu à peu.

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« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », écrivait Montaigne dans ses Essais au sujet des cannibales décharnant leurs semblables.

Le terme « barbarie » dont taxent Damas les pays ennemis du régime de Bachar el-Assad, comme l’Arabie saoudite et les États-Unis, n’est pas celui employé par eux pour qualifier le sort réservé aux populations civiles du Yémen victimes collatérales des bombes lâchées sans discernement qui s’agrègent à la misère. L’effet de la barbarie dans ce pays sur la marge des terres des golfes persique et d’Aden a un visage, celui de Saïda Ahmad Baghili, décharné. La jeune fille de 18 ans subit, comme tant d’autres, une situation humanitaire catastrophique depuis des années, amplifiée par une guerre sous-médiatisée.

Épuisée dans son hôpital de la cité portuaire d’al-Hudaydah, Saïda n’a rien à espérer. « Elle a été malade pendant cinq ans. Elle ne peut plus manger. Elle dit que sa gorge lui fait mal », explique sa tante. Et sa situation s’est empirée avec la guerre, puisqu’elle ne reçoit plus de traitement. Une situation qui n’a rien d’exceptionnel et que Saïda illustre bien à son corps défendant.

Un pays dans une situation de misère endémique... mais qui progressait

Le Yémen est le pays le plus pauvre du Proche-Orient, et le Programme alimentaire mondial (PAM) vient encore de tirer la sonnette d’alarme concernant la sous-nutrition que connaissent les habitants de ce bout de terre calciné par la sécheresse et maintenant les bombes. Selon les estimations pour l’année 2012, le taux de mortalité infantile (enfants nés et décédés avant un an) était de 53,50‰, contre 15,61 pour la riche Arabie saoudite qui bombarde le pays, ou 3,37 pour un pays médicalement très développé comme la France.

Ce pays qui dépendait déjà avant la guerre de l’aide internationale en a davantage besoin aujourd’hui. Selon le PAM, 700 000 enfants de moins de cinq ans sont concernés par le risque ou l’état de carence alimentaire, 14 millions de Yéménites sont victimes de la famine, sur une population de près de 25 millions d’individus, et il y a urgence quant à la situation des femmes enceintes et des mères allaitantes. Le taux de malnutrition globale chez les moins de cinq ans est de 31%, le double du seuil d’urgence qui se situe à 15.

Et le PAM a besoin de 257 millions de dollars américains pour soutenir la population jusqu’au mois de mars 2017 ; l’essentiel de l’aide provient actuellement des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Union européenne et du Japon. Muhannad Hadi, directeur régional du PAM qui supervise l’aide dans le pays déclare : « La faim augmente chaque jour et les personnes ont épuisé toutes leurs stratégies de survie. Des millions de personnes ne peuvent pas survivre sans aide extérieure. »

Le manque d’eau est grandement dû à son détournement pour l’irrigation du qat, un narcotique, qui requiert entre 70 et 90% de l’eau consommée dans le pays. Et si les autorités délivrent de l’eau tous les 45 jours dans les zones urbaines, ailleurs les Yéménites doivent se débrouiller. Et alors que le prix de l’eau a quintuplé, les religieux interdisent de consommer les eaux usées. Dans les régions de Marib et Shabwa, c’est al-Qaïda qui alimente la population en eau grâce aux puits qu’elle creuse. Ce qui lui permet, par ailleurs, d’être soutenue dans le conflit qu’elle mène contre les Houthis, jugés hérétiques par elle, et qu’elle combat aux côtés de l’armée régulière yéménite.

Ce pays qui souffre depuis des décennies de malnutrition et d’une grande pauvreté progressait relativement sur l’échelle du développement humain, sortant peu à peu de la misère, jusqu’à ce que la guerre l’empêche de continuer son chemin. Quelques chiffres permettent de montrer que l’extrême pauvreté endémique n’était pas fatidique, et laissent sur un profond sentiment d’injustice.

En 2014, année où les hostilités sur le sol yéménite prennent un tournant encore plus international, le pays se situe à la 160e place à l’indice de développement humain des Nations unies, sur 188. Si le Yémen descend dans le classement, d’autres pays se développant davantage, son indice, lui, augmente, et entre 1990, année où l’ONU dispose de données, et 2014, l’indice passe de 0,400 à 0, 498, stagnant plus ou moins depuis 2010 juste en deçà de la barre de 0,5 après une période de croissance relativement rapide, la plus célère des pays arabes depuis 2000 avec 1,66%. Cette croissance s’explique par la grande pauvreté du pays qui a davantage à rattraper que les autres de la région. 0,5 indique la sortie de la pauvreté. Cet indice de développement humain, qui intègre l’espérance de vie à la naissance, le niveau scolaire et le niveau de revenu, est contesté pour son imperfection, mais il permet tout de même de situer à peu près un pays. Il permet de comprendre que la guerre s’est développée alors que ce pays était en passe de franchir un cap dans son développement.

Une guerre qui ajoute à la misère

Les causes du conflit au Yémen ne sont pas immédiates, elles datent des années soixante, quand dans un pays encore divisé en deux parties nord et sud unifiées seulement en 1990, la proclamation de la République entraîne le pays dans la guerre en 1962, l’Arabie saoudite. Les Houthis, majoritairement chiites, précisément zaïdistes, bénéficiaient jusque là d’un statut d’autonomie dans la partie sud du pays, et le coup d’État, soutenu par L’Égypte de Nasser, abolit leur imamat, une forme de monarchie islamique, tandis qu’ils sont alors, eux, appuyés par l’Arabie saoudite qui n’est à cette époque pas en guerre indirecte avec l’Iran qui n’a pas pas encore connu la Révolution islamique vue comme une menace par Riyad.

Avec l’unification du pays, les Houthis se sentent rejetés dans un Yémen majoritairement sunnite, allié des Américains qu’ils abhorrent au même titre que les Israéliens, et plus largement les Juifs, et, après une tentative de sécession en 1994, ils se soulèvent avec des armes contre le régime en 2004, dans la gouvernorat de Sa’dah, ne reconnaissant pas l’autorité du Président Ali Abdallah Saleh qui a fait arrêter des centaines d’opposants à Washington après l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Irak l’année précédente.

Cinq ans plus tard, le conflit interne a déplacé ou isolé 150 000 personnes. C’est le moment où intervient le puissant voisin saoudien, inquiet de voir la rébellion chiite à sa frontière. Avec le Printemps arabe et la Révolution yéménite, qui voit s’affronter les militaires fidèles au Président et une partie de l’armée menée par des généraux qui se sont rebellés après que le Gouvernement a fait tirer sur les manifestants qui dénonçaient la supposée volonté de Saleh de transmettre le pouvoir à son fils, chef de la Garde républicaine, c’est un nouveau dirigeant qui arrive.

Le vice-président Abd Rabbo Mansour Hadi remplace le Président Saleh en 2012, mais les Houthis associés à ceux des militaires qui sont fidèles à l’ancien chef d’État prennent le pouvoir de force et tentent de le contraindre à démissionner sous la menace des armes, ce qu’il refuse. Hadi se réfugie en février 2015 à Aden qui devient de facto la capitale du pays, avant de gagner l’Arabie saoudite sous la protection militaire de cette dernière, après quoi il reprend la route d’Aden fin septembre 2015, d’où il dirige son armée. En mars de la même année, l’Arabie saoudite lève une coalition d’une quinzaine de pays arabes contre les rebelles houthis pour rétablir le président élu dans ses fonctions et stopper les Houthis. C’est l’opération Tempête décisive, à laquelle succède fin avril 2015 l’opération Restaurer l’espoir.

Cette guerre aggrave considérablement le sort de la population bien que cette dernière ne soit pas la cible. Les dommages collatéraux accroissent les difficultés de la population qui fuit, meurt sous les frappes ou d’inanition. Les Saoudiens sont soutenus par les États-Unis qui y combattent également al-Qaïda, alliée des militaires yéménites soutenus par les saoudiens, qui avait attaqué le contre-torpilleur américain USS Cole en 2000 depuis le Yémen.

Dans le cadre de l’opération Tempête décisive, du 25 mars 2015 au 21 avril suivant, la coalition arabe a frappé les installations militaires et les dépôts d’armes tenus par  la rébellion houthiste et les militaires de l’ex-Garde présidentielle, fidèles au dirigeant déchu Ali Abdullah Saleh. Et l’opération Restaurer l’espoir a notamment pour but de protéger la population des Houthis. Cependant les bombes sont facilement larguées, les missiles légèrement tirés, sans grand souci pour les populations civiles. Quartiers résidentiels ou hôpitaux sont victimes des frappes négligentes, et l’allié américain, qui soutient la guerre proteste mollement. Et le blocus aérien, terrestre et maritime, s’il sert à empêcher l’Iran d’armer les Houthis, affame le pays. Parmi les victimes collatérales, Saïda.

Le 8 octobre, la coalition menée par les Saoudiens avait fait plus de 140 morts parmi les personnes présentes à une cérémonie funéraire à Sanaa, la capitale. Washington a exprimé une certaine gêne et annoncé l’examen de son soutien à la coalition. Une critique mezzo voce par rapport à son habituel empressement à exprimer son sentiment d’horreur quand il s’agit imputer un crime à d’autres que ses amis. Si l’intervention de la coalition arabe a sa justification, voire sa légitimité dans la préservation de l’intégrité du Yémen, il reste que les critiques de Barack Obama et du Département d’État ne sont pas ostentatoires. Tout comme Riyad considère moins le désastre humain de son embargo et ses frappes en ville que celui des raids de la Russie contre ses alliés djihadistes en Syrie.

Hans-Søren Dag


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