Depuis 1994 notre législation relative à la bioéthique a mission d’anticiper les conséquences sociétales des avancées de la recherche biomédicale et d’encadrer les innovations selon les principes d’une « bioéthique à la française ».
Le texte de 1994, révisé à deux reprises en 2004 et 2011, fait l’objet d’un troisième remaniement, entamé en 2018 et prévu pour durer jusqu’en 2021. Ces révisions à échéance régulière témoignent du souci d’identifier, au fil des évolutions scientifiques, leurs enjeux sociétaux dans le cadre d’une concertation parvenant à préserver à la fois l’équilibre entre nos valeurs et la dynamique d’une recherche compétitive au service du bien commun.
Dans la nuit du 31 juillet au 1er août, devant un hémicycle vide aux quatre cinquièmes, l’Assemblée nationale, au terme de 37 heures de débats et de 1250 amendements, a adopté en deuxième lecture le projet de loi relative à la bioéthique.
Il ne s’agit là que d’une étape, puisque le texte va revenir devant le Sénat, avant qu’une commission paritaire composée de représentants des deux chambres ne tente de trouver un accord qui, d’ores et déjà, s’annonce difficile au regard des dissensus entre députés et sénateurs. Cette étape n’en était pas moins d’importance puisqu’on sait que, dans l’hypothèse où tout compromis s’avérerait impossible, il reviendra à l’Assemblée nationale, lors d’une troisième lecture, de décider de la version finale du texte.
Avant d’évoquer les points à retenir du vote en seconde lecture à l’Assemblée nationale de la loi relative à la bioéthique, un rappel s’impose à propos de la spécificité de cette législation dont nombre de pays n’ont pas estimé nécessaire de se doter.
Évaluer les évolutions scientifiques
Le débat bioéthique se situe au cœur de la vie démocratique. Il touche non seulement à la signification que nous accordons à la dignité humaine, à nos représentations de ce qu’est la personne, à nos devoirs de solidarité et de justice, mais aussi à la justification et à l’acceptabilité d’interventions susceptibles de bouleverser notre rapport à l’humain, nos repères anthropologiques. C’est dire l’importance et l’intérêt de la démarche de révision du texte de loi, dans sa forme comme dans son fond.
La concertation se doit donc d’être pluraliste, argumentée, prudente, respectueuse de la diversité des points de vue et des convictions, afin de viser un consensus préservant un esprit de mesure là où menacent les positions idéologiques. Pour y parvenir, chacun doit être en capacité de s’approprier des savoirs souvent complexes et évolutifs.
Il s’agit en effet de se situer au regard des évolutions scientifiques et techniques, et de les évaluer au gré de leur émergence : sont-elles fondées, justifiées, acceptables (parfois sous certaines conditions restrictives, comme c’est le cas de la recherche sur l’embryon) ? Ou au contraire sont-elles incompatibles avec nos principes ?
Cette révision est donc un rendez-vous d’une nature particulière, dès lors qu’il concerne nos responsabilités présentes au regard des possibilités que propose la recherche biomédicale dans des domaines sensibles comme l’assistance médicale à la procréation (AMP), l’accès aux origines pour les personnes nées grâce à un don de gamètes, la génomique, les neurosciences, la recherche sur l’embryon, l’intelligence artificielle, les greffes d’organes, etc.
Parmi les exemples d’actualité, citons le refus actuel de la gestation pour autrui (GPA) ou de la réception d’ovocytes de la partenaire (ROPA), qui consisterait au sein d’un couple de femmes à transférer des ovocytes de l’une à l’autre dans le cadre d’une fécondation in vitro (FIV).
La révision du texte de loi relative à la bioéthique engage également nos responsabilités à l’égard des générations futures.
Au regard de promesses scientifiques, quels risques sommes-nous prêts à assumer, à quels renoncements sommes-nous favorables, des limites intangibles peuvent-elles encore être fixées à la recherche ? Et si la réponse est « oui », selon quels critères ?
Les nouveaux territoires de la bioéthique
La reconfiguration de notre monde en fonction des visées et des modes opératoires que nous imposent les GAFAM et BATX, dont les capacités d’intervention sur nos existences et nos sociétés semblent désormais défier toute exigence de régulation, justifie de notre part une vigilance et des mesures appropriées.
Les algorithmes utilisés dans le traitement des données de santé permettent à la fois de développer les performances de l’imagerie médicale, de produire de nouvelles molécules, et avec l’analyse de l’ADN de parvenir à connaître nos origines et même, de manière prospective, les risques de développer une maladie.
En contrepartie, qu’en est-il du marché des données de santé et des risques qu’il génère notamment en matière de droits et de libertés individuelles, ne serait-ce que dans l’usage par les assureurs d’informations personnelles discriminatoires ? Le marché des données est évalué à 68,75 milliards de dollars à l’horizon 2025.
Les nouveaux continents de la bioéthique doivent être explorés en se dotant de capacités d’anticipation et de moyens de régulation effectifs, afin de ne pas réduire la concertation bioéthique à une procédure de validation législative d’évolutions qui imposent leurs logiques et leurs règles. Un défi difficile à relever, dans le monde globalisé et numérisé qui est désormais le nôtre.
Les limites d’une bioéthique nationale
La recherche biomédicale se développe dans un contexte de compétition internationale déterminée par des enjeux de souveraineté nationale, d’évaluations académiques, notamment à travers les publications, ainsi que des considérations financières soumises aux exigences de retours sur investissement à la fois rapides et substantiels. De telle sorte que la hiérarchisation des thématiques de recherche, les conditions de développement et de partage des savoirs, les stratégies de l’innovation technologique et la valorisation des recherches peuvent s’avérer en contradiction avec les principes de l’éthique de la recherche et de l’intégrité scientifique. Les controverses actuelles relatives aux approches thérapeutiques du Covid-19, témoignent à cet égard de pratiques discutables.
Dans un environnement scientifique international peu homogène du point de vue de l’interprétation et de l’usage des principes de la bioéthique, « la bioéthique à la française » est de peu de poids. Exemple parlant s’il en est, celui de l’offre du marché de la fertilité, estimé de l’ordre de 25 milliards de dollars à l’horizon 2025. La question de la GPA est également emblématique : les enfants issus de GPA pratiquée hors de notre territoire sont désormais reconnus dans leurs droits inaliénables. Cette décision, qui améliore leur situation juridique (en particulier en cas de divorce des parents ou de décès de l’un d’entre eux), fragilise dans le même temps la résistance de la France à ce qu’elle considère encore comme une instrumentalisation du corps de la femme incompatible avec ses valeurs.
Par ailleurs, l’accès aux techniques prohibées dans notre pays n’a de frontières que le coût des interventions à l’étranger. Ce constat amène certains à considérer comme injustes ces discriminations économiques. Leur existence devrait selon eux inciter à autoriser en France ce qui est possible ailleurs.
Une révision trop peu publicisée
La révision de 2018 s’était engagée dans de bonnes conditions : publication de rapports de qualité (Conseil d’État, CCNE, Académie nationale de médecine, Agence de la biomédecine, notamment), organisation pendant quatre mois d’états généraux de la bioéthique avec le relais d’un site dédié, puis rapports parlementaires approfondis.
On peut cependant remarquer qu’il aura manqué des événements d’ampleur nationale ou internationale, ou des colloques thématiques qui s’imposaient. Comme si le gouvernement souhaitait éviter de s’exposer trop directement. Car l’enjeu politique marquant était l’accès des couples de femmes (ou des mères célibataires) à l’assistance médicale à la procréation, dans la dynamique de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes du même sexe.
On le sait, la controverse inquiétait nos responsables politiques, pour lesquels il s’agissait d’un symbole fort pour répondre, de fait, à une demande quantitativement limitée (on estime de l’ordre de 3200 le recours d’AMP à l’étranger par des femmes ne pouvant pas en bénéficier en France).
Dès lors, on ne peut que remarquer le contraste entre l’importance accordée au vote en première lecture le 15 octobre 2019 par 545 parlementaires, et la discrétion aoûtienne qui a entouré le dernier vote, le 31 juillet par 101 députés, « en catimini » selon certaines voix de l’opposition. Ce n’est pas le Covid-19 qui explique le vote subreptice de cette loi relative à la bioéthique fin juillet : elle méritait certainement mieux que cette approbation dissimulée, à bas bruit, sans grandeur et de fait si peu médiatisée…
Et maintenant ?
Le projet de loi poursuivra son parcours courant novembre en seconde lecture au Sénat, avant son vote définitif. Il est évident que l’urgence bioéthique est relativisée, au regard de tant d’autres priorités dans le contexte de la crise sanitaire actuelle causée par l’épidémie de Covid-19, avec ses conséquences économiques et sociales redoutées.
Était-il alors sage d’aboutir dans ces conditions au vote de cette loi ? Le gouvernement l’a estimé nécessaire, de manière politique puisqu’il s’agissait pour lui, en légiférant sur la « PMA pour toutes » d’honorer une promesse électorale. Cette situation donne à comprendre à quel point la bioéthique est aujourd’hui assimilée à la biopolitique. Il ne s’agit pas seulement d’envisager les avancées biomédicales d’un point de vue préventif ou thérapeutique, mais tout autant dans leur fonction sociétale, et parfois politique.
En fait il convient au cours de ces révisions d’évaluer le niveau d’acceptabilité de la société à des pratiques scientifiques qui bouleversent nos représentations, au point de nous démunir de repères d’autant plus indispensables au regard du pouvoir de transformation des techniques qui influent sur nos vies et sur le vivant. Ce constat doit être assumé avec lucidité dans la perspective de la prochaine révision qui, d’autre part, devra mieux prendre en compte la difficulté d’affirmer des principes, de fixer un cadre limitatif dès lors que notre souveraineté (y compris bioéthique) est menacée par les avancées technologiques.
À cet égard, il importe d’accorder plus d’attention au débat science-société et de restaurer dans ce domaine une relation de confiance affectée ces dernières années par tant de manquements à l’intégrité scientifique. Dans le champ de la bioéthique, comme nous l’avons évoqué précédemment les enjeux académiques des publications au regard de l’intérêt d’un projet de recherche voire de l’intérêt direct des personnes incluses dans l’étude, pourraient inciter à quelques utiles préconisations.
Le CCNE a intitulé à bon escient son rapport de synthèse des états généraux de la bioéthique « Quel monde voulons-nous pour demain ? »
Il n’est pas évident que nous partagions encore le sens des responsabilités auxquelles engage une telle exigence du questionnement bioéthique. À une époque où l’importance à accorder au devenir de l’environnement semble enfin en passe d’être prise en compte, il nous faudrait également comprendre que convenir ensemble du devenir de l’être humain est aussi digne et urgent que de s’inquiéter de celui de notre planète…
Valérie Depadt, Maître de conférences en droit, Université Sorbonne Paris Nord – USPC et Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.