L’intelligence artificielle, l’avocat et le juge

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Les algorithmes capables de donner sens à d’énormes quantités de données ont permis la « digitalisation du droit ». Cela a débouché sur des systèmes intelligents de justice prédictive et de gestion de l’information juridique. Comment les professionnels du droit, particulièrement les avocats et les juges, seront-ils impactés par cette révolution des données ? Le robot remplacera-t-il un jour le juriste ?

La robe et le robot

Les outils de gestion de l’information impacteront sûrement les professionnels du droit et les conditions économiques d’exercice de l’activité : robotisation des tâches routinières, réduction des besoins en personnels pour le recueil et l’analyse de la documentation, concentration des capacités de travail sur les activités à haute valeur ajoutée ou stratégique. L’impact sur les professions juridiques, en particulier les avocats, est certainement important et l’on peut accepter les prédictions de Richard Susskind sur ce sujet. Les tâches « routinières » peuvent être aisément assurées par des robots plutôt que par des humains.

Mais les transformations peuvent être plus profondes. Dans leur ouvrage consacré à l’avenir des professions juridiques, Richard et Daniel Susskind soutiennent que les transformations de la profession iront au-delà de la robotisation de tâches routinières et affecteront les activités créatrices. Cela signifie que des machines intelligentes peuvent désormais remplacer du travail humain à dimension cognitive et créative. Dans le même esprit, Antoine Garapon estime que les modèles d’intelligence artificielle dits legaltechs risquent de se substituer aux avocats qui restent attachés à un modèle archaïque et n’entrent pas dans un « modèle entrepreneurial ».

De tels risques existent. Toutefois, dans l’état actuel des legaltechs, ils restent limités compte tenu de la forte concentration des innovations sur les solutions de gestion de l’information, la rédaction de contrats « intelligents » (par exemple, automatiquement actualisés en fonction des changements législatifs et réglementaires) plutôt que sur les algorithmes de justice prédictive.

Code civil Dalloz 1955.Wikimedia

Quoi qu’il en soit, l’usage des algorithmes ne saurait remplacer le travail strictement juridique. Deux professeurs de droit américains, Dana Remus et Franck Levy estiment que les modèles prédictifs ne remplaceront jamais les avocats, dans la mesure où la dimension de conseil est majeure dans la profession. Toutefois, ils estiment également nécessaire que les instances professionnelles s’emparent du sujet du droit digital et actualisent leurs règles internes, qu’il s’agisse de règles déontologiques ou de règles disciplinaires.

En effet, l’usage d’algorithmes complexes en amont du conseil au client (par exemple la décision d’introduire ou non une instance) renforce l’asymétrie d’information entre le professionnel et le client profane, d’autant que les résultats des algorithmes ne sont pas nécessairement justes, pertinents ou précis. Ainsi, une question déontologique pour les avocats sera de ne pas sélectionner les clients en fonction du « verdict » produit par les systèmes de « jurisprudence chiffrée », dans l’hypothèse où le profil du client serait associé à une faible probabilité de victoire judiciaire, ou à de faibles montants de dommages et intérêts.

Les algorithmes au tribunal

Beaucoup de craintes s’expriment sur le devenir du travail du juge, notamment sur le risque de substitution d’une « jurisprudence chiffrée » à la décision basée sur à la fois le cas d’espèce et le raisonnement juridique. Ces craintes sont probablement excessives, et témoignent d’une confusion entre le contentieux et la jurisprudence.

Le fait que les systèmes de justice prédictive produisent des statistiques, des probabilités, sur les montants d’indemnisation alloués par les juges à telle ou telle catégorie de justiciables n’est certes pas sans conséquence. Mais ce ne sont pas là des conséquences majeures : les estimations constituent un référentiel, qui peut être de nature à jouer le rôle de barème indicatif guidant le juge dans ses évaluations. Il n’y a pas matière à voir s’institutionnaliser une « jurisprudence du précédent » à la manière des pays de common law, où la jurisprudence est largement horizontale et repose sur le principe, aux Etats-Unis, du « traitement égalitaire de cas similaires ».

Dans les pays dont le système juridique appartient au droit romano-germanique, comme la France, la jurisprudence est verticale : elle consiste en un contrôle, par les juridictions supérieures (la Cour de cassation dans l’ordre judiciaire, le Conseil d’État dans l’ordre administratif), de la motivation juridique des décisions rendues par les juges. Ces derniers disposent d’un large pouvoir d’appréciation sur les dimensions non juridiques des cas, notamment sur les montants en jeu. Le fait que les juges du fond puissent disposer de résultats de modèles de justice prédictive, soit directement, soit par le truchement des mémoires des avocats, ne changera pas les principes de la jurisprudence. Par contre, il enrichira le travail judiciaire dans le contentieux quotidien.

Thierry Kirat, Directeur de recherche au CNRS (IRISSO, Paris-Dauphine), Université Paris Dauphine – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.


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