En 2018, 187 000 mineurs et jeunes majeurs étaient pris en charge par les services de l’Aide sociale à l’enfance. Leur placement est motivé par la nécessité de les protéger de la violence familiale ou de pallier la défaillance ou l’absence des parents. Dans le cadre d’une recherche sur l’accès à l’autonomie de ces jeunes, nous avons mené des entretiens auprès d’une centaine d’entre eux dans la période qui suit leur sortie de placement.
Lors de ces échanges, environ un jeune sur trois a évoqué de façon spontanée des faits s’apparentant à de la violence lors du placement. À partir d’un document de travail publié par l’INED, nous proposons de dresser un état des lieux de cette violence en tentant d’analyser les rapports sociaux conduisant à ces situations.
Les témoignages laissent apparaître deux grandes familles de violences : les violences survenant dans les interactions personnelles que les jeunes ont au quotidien, et celles qui sont liées aux politiques publiques et au fonctionnement de l’institution.
En famille d’accueil et en foyer
Certaines violences se logent dans les interactions des jeunes enquêtés avec les acteurs institutionnels ou leurs pairs, c’est-à-dire les autres jeunes placés.
Elles sont les plus faciles à repérer car elles mettent en jeu un acteur clairement identifiable : un membre de la famille d’accueil, un autre jeune, un éducateur, etc. Elles s’expriment le plus fortement dans le huis clos des familles d’accueil, configurations qui rendent difficiles l’expression de la souffrance et la dénonciation de la situation.
La violence est plus souvent psychologique (dévalorisation, dénigrement, manque d’affection…) que physique et peut s’exercer durant de longues années. Parfois, les familles d’accueil font sentir aux jeunes qu’elles ne les prennent en charge que pour des raisons financières.
Ceux qui sont issus de l’immigration doivent quant à eux affronter des discriminations et des propos racistes. Les mauvais traitements peuvent aussi s’apparenter à des pratiques d’exploitation, comme en témoigne Rosie :
« On se lève à 7 heures du matin. On commence à faire le ménage, on fait, on était comme des servantes quoi. […] Elle était là à donner des ordres “Faites cela, faites ceci, faites ça !” Le matin on déjeunait pas, à midi, on attendait le reste de ses enfants pour manger. Quand il pleuvait, elle nous mettait dehors. […] Sur le canapé, on n’a pas le droit de s’asseoir dessus, on passait toute la journée debout. »
Quel que soit le type de violence subie, la principale difficulté aux yeux des jeunes réside dans l’impossibilité d’exprimer les problèmes. Émilie a eu une très mauvaise expérience dans une famille d’accueil. Selon elle, « tout se passait mal dans la deuxième famille d’accueil » sans qu’elle n’ait jamais l’occasion d’exprimer les problèmes :
« Je n’ai eu qu’une visite en l’espace de 5 ans, c’est pas normal […] C’est comme si j’avais été abandonnée […] Je n’avais pas de lieux pour parler de ce qui n’allait pas. »
Le foyer, lieu d’accueil privilégié de l’adolescence, est quant à lui davantage la scène d’une agressivité au quotidien entre jeunes pris en charge.
Cette cohabitation avec la violence ordinaire peut être mal vécue mais, pour la plupart des enquêtés, tant qu’ils ne se sentent pas directement visés, que l’équipe éducative réussit à contenir les débordements et qu’ils sont parvenus à faire leur place en ayant construit des relations suffisamment fortes avec un groupe de pairs, la vie en collectivité leur laisse plutôt de bons souvenirs.
Les scènes de violences sont relativisées au regard de leur parcours antérieur, déjà fortement empreint de violence, ou mises en balance avec les moments positifs.
Relevons que parmi toutes ces souffrances, la parole autour des violences sexuelles commise lors d’un placement reste encore très difficile à aborder et peine à être entendue. Que les auteurs soient des professionnels, conjoints de professionnels ou jeunes pairs, les victimes se heurtent systématiquement à un défaut de reconnaissance qui conduit à un manque de soutien dans les démarches pour porter plainte.
Du placement à la majorité
Un autre type de violences résulte d’agents dits « de seconde ligne » (juges des enfants, inspecteurs de l’enfance et référents ASE) et donc moins identifiables par les jeunes. Ces acteurs exercent dans le cadre contraignant des politiques publiques dont les orientations ont des conséquences directes sur l’existence des jeunes. Plusieurs moments apparaissent particulièrement propices à la naissance d’une souffrance.
Tout d’abord, l’entrée en placement lorsque l’enfant n’a pas été associé aux décisions qui le concernent. Certains jeunes témoignent du choc du premier placement et des répercussions sur la suite de leur prise en charge, comme Jessica :
« Sur le coup c’est très difficile, hein. À 6 ans quand on vient vous chercher, que c’est pas prévu, on vous emmène dans un endroit que vous connaissez pas, avec des gens que vous connaissez pas… […] Le seul souvenir que j’ai, c’est de dire à ma mère : « maman on m’amène en prison. »
La sortie de l’Aide sociale à l’enfance constitue également un moment particulièrement sensible. Dans un contexte de restriction budgétaire, les travailleurs sociaux sont incités à pousser les jeunes à quitter rapidement l’ASE.
Cette situation est à l’origine d’une grande anxiété chez les jeunes qui savent qu’ils devront quitter la structure qui les héberge à leur majorité (ou à 21 ans dans le meilleur des cas) et qui redoutent de se retrouver à la rue. Ils vivent alors la perspective de la sortie de l’ASE comme une « expulsion programmée. »
En particulier, le passage à la majorité marque une rupture dans la prise en charge puisque celle-ci cesse d’être un droit dans le cadre d’un éventuel contrat jeune majeur – ceux qui sont engagés dans une démarche d’insertion (études, formation professionnelle, recherche d’emploi…) peuvent demander la prolongation de l’aide en adhérant à un « projet » visant à les rendre autonomes au plus vite. Nadjela, qui était en foyer de jeunes travailleurs avant sa sortie, témoigne de la violence du tournant qu’implique le passage à la majorité :
« Quand tu deviens majeur, couteau dans le dos. C’est tout. Quand t’es mineur, c’est joli, et quand tu deviens majeur tout est moche. Mineur c’est beau et majeur c’est la catastrophe. Il y a plus d’obligation. Ils te le disent hein ! « Dix-huit ans, t’as plus d’obligation, on n’est pas obligé de te garder, on peut te mettre à la rue. T’es considéré comme majeur en France ». Ah, ils te le disent : « T’es considéré comme majeur, t’es dehors. »
Cette pression à la sortie peut aboutir à des mises à la porte aux conséquences désastreuses pour les jeunes qui ne disposent pas d’un entourage pour les accueillir.
Manque d’espaces d’expression
La violence institutionnelle forme donc un continuum allant de violences graves à d’autres moins visibles, en apparence mineures, mais qui n’en sont pas moins à l’origine de ruptures et de douleurs. Cette violence subie entre les murs de l’institution se cumule aux autres formes de violences vécues fréquemment par les jeunes placés : violences familiales, violences entre jeunes dans les quartiers et violences « sociales » (précarité économique, discriminations, épisodes à la rue…).
Parfois, les violences sont le fait des acteurs institutionnels dits « de première ligne » (familles d’accueil, éducateurs), parfois elles relèvent de tensions entre pairs et parfois encore elles sont la conséquence d’une organisation liée aux décisions d’acteurs de « seconde ligne » (décideurs politiques, juges, acteurs administratifs…).
Ces trois niveaux sont enchevêtrés et les violences entre individus sont indirectement le produit de défauts organisationnels : le manque de suivi ou de contrôle des lieux de placement est par exemple en cause. Ainsi, une partie de la violence tient à des politiques publiques trop peu ambitieuses et restrictives sur le plan budgétaire.
Tout en construisant une politique de prévention des violences institutionnelles plus efficace, il est essentiel de donner aux jeunes placés des possibilités d’expression. La violence la plus difficile à endurer est celle qui se heurte à des portes fermées, sans partage ni reconnaissance par un tiers, ou sans aucune réponse adéquate à celle-ci.
Isabelle Lacroix, Sociologue, Chercheuse associée INJEP; Laboratoire Printemps-Université Versailles-Saint-Quentin/Paris-Saclay, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay ; Isabelle Frechon, Socio-démographe, chargée de recherche CNRS, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay ; Pascale Dietrich, Chargée de recherche, Institut National d’Études Démographiques (INED) et Sarra Chaieb, Chercheuse en sociologie, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
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