Les sondages : enquête sur une réalité virtuelle et le monde de faiseurs d’opinions

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Comme à chaque élection présidentielle les sondages rythment la vie politique, mais ces sondages abondamment commentés, sont l’objet de polémiques entre journalistes, politiques et sondeurs. Pourtant, d’année en année, ils se multiplient et suscitent par leur intrusion dans le champ médiatique de nombreuses controverses. Entre rôle excessif et prédictions instrumentalisées, nous souhaitions aborder dans cette chronique le rôle que jouent les sondages dans la vie politique.

La volatilité des opinions et leurs fragilités  

En écrivant cette chronique, nous songions à cette foule au temps de Jésus qui l’avait acclamé à Jérusalem, une foule immense précédée par la renommée de Jésus. Mais une autre foule quelques jours plus tard réclame la libération de Barabbas, s’agissait-il des mêmes personnes, des mêmes gens qui ont acclamé Jésus, qui plus tard exigeaient sa condamnation, nous ne pouvons être affirmatifs sur ce point.

En revanche, nous voyons bien que du temps de Jésus des opinions se sont forgées à son endroit, des opinions le louant, mais inversement des opinions qui exprimaient également une opposition farouche, contestant sa personne et destinée à le calomnier, à l’invectiver n’ayant d’autre objectif que d’inverser le courant qui le portait.

La scène que rapporte l’évangile de Jean montre qu’une opinion peut basculerLa scène que rapporte l’évangile de Jean montre qu’une opinion peut basculer, c’est ainsi que dans le Prétoire, Pilate affirme ne trouver en Jésus aucun motif de condamnation. Mais devant la foule, il modifie sa lecture et son jugement concernant Jésus. Il  demande en effet à la foule de choisir celui qui échappera à l’exécution : « Barabbas » ou « Jésus roi des Juifs ». La foule répond : « Libérez Barabbas ». La multitude fut ainsi déterminante en modifiant l’opinion de Pilate. La population de Jérusalem fut probablement instrumentalisée par les pharisiens avec la complicité du parti des hérodiens, un parti qui sans aucun doute n’aspirait à aucun soulèvement populaire contre l’autorité romaine. C’est ainsi qu’une opinion personnelle fut bousculée par l’opinion publique.

Dans l’allégorie de la caverne que relate le philosophe Platon, l’opinion est représentée par les ombres projetées au fond de la caverne et qui maintiennent les esclaves dans leur « prison ». Platon tira la conclusion que l’opinion s’oppose à la connaissance. Précisons que Pilate ne connaissait pas Jésus, il avait une idée personnelle, celle-ci fut rapidement bousculée par l’opinion d’une population sans doute elle même instrumentalisée par le parti des pharisiens et la complicité des hérodiens, des juifs proches du pouvoir romain. Ce récit montre bien la fragilité des représentations et nous amène à la réflexion quant à l’absence d’assise des opinions que tentent en vain d’évaluer les instituts de sondage notamment dans la vie sociale et politique.

La décision de Pilate fut sans doute prise car ce dernier songeait à son autorité soumise à celle de CésarEvidemment le contexte et l’épilogue religieux n’ont probablement rien de commun avec la vie sociale de notre époque et les mesures engagées par les instituts de sondage. Néanmoins force est de constater qu’il n’y a rien de strictement nouveau sous le soleil, entre le monde des opinions qui se jouent dans la caverne et l’opinion bien fragile de Pilate. La décision de Pilate fut sans doute prise car ce dernier songeait à son autorité soumise à celle de César et ne voulait pas avoir à traiter un mouvement de rébellion du peuple de Jérusalem, comme quoi dans un tel environnement l’opinion doit toujours être contextualisée et rapportée à d’autres conjectures sociales ou politiques. Ainsi l’opinion peut se laisser facilement ébranler, peut s’avérer profondément fluctuante par la pensée dominante. Or le monde des sondages s’évertue à souligner les opinions dominantes en dépit de la vraie connaissance, puis s’applique ou se démène à construire des réalités virtuelles sans la connaissance du réel.

La pratique des sondages repose sur une forme d’artefact ou d’artifice, de postulat bien connu « tout le monde a une opinion » et « toutes les opinions se valent », et de fait ces opinions valent d’être connues puis médiatisées, d’où cette frénésie des sondeurs à connaître le ressenti des gens sur tous les sujets de la vie sociale qui intéressent le monde des médias. Ainsi la vie de notre monde politique qui embrasse toutes sortes d’opinions, ressemble finalement aux jeux du cirque et n’échappe pas à cette frénésie sondagière, cette passion quasi populaire de commenter les opinions souvent superficielles, volatiles et fragiles.

Les sondages autour de la vie politique seraient-ils des faiseurs d’opinion ?

Cette question est essentielle, les sondeurs et les médias qui sont principalement leurs clients ne sont pas loin de fabriquer de toute pièce une mesure chiffrée de l’opinion publique par l’intermédiaire d’un procédé équivalent à un perroquet qui inlassablement répète un résultat afin que progressivement, un sentiment favorable ou défavorable s’installe au fil de l’eau dans l’opinion publique.

Les sondages font partie intégrante de notre réalité socialeLes sondages font partie intégrante de notre réalité sociale. La France est devenue incontestablement la championne des sondages. Tous les jours, nous avons un sondage d’opinion qui sort et qui nous donne les résultats du jour, installant au fil de l’eau des noms, finissant même par conditionner nos esprits. La controverse que nous soulignons tient essentiellement à une supposée réalité que les enquêtes d’opinion prétendent restituer.  Les sondages mesurent l’opinion publique et les médias qui commentent leurs résultats tendent à considérer que ces baromètres d’opinion rapportent une vision de la vie politique prétendument factuelle, alors qu’elle n’est qu’une simple projection virtuelle, une réalité seulement virtuelle d’une opinion qui n’est pas toujours d’une grande exactitude.

Le reproche qui est parfois remonté par des commentateurs avisés, indiquent que les sondages fabriquent l’opinion publique, une opinion publique qui n’existerait pas en soi, une opinion en réalité qui ne préexistait pas. Les sondeurs seraient en quelque sorte ou parfois instrumentalisés pour fabriquer de l’opinion, des points de vue qui seraient ensuite exhibés et dont on aimerait qu’elle soit le reflet de ce que les gens pensent. Ainsi la substantifique moelle des sondagiers et des médias qui les utilisent, serait de nous utiliser comme des moutons de Panurge, bêlant l’opinion qui s’est prétendument installée au sein d’un public soit disant majoritaire.

Les sondages aujourd’hui enregistrent dès lors une formidable dérive tyranniqueLes sondages aujourd’hui enregistrent dès lors une formidable dérive tyrannique en tant que mécanisme de fabrication d’une « réalité très virtuelle » de désinformation propagandiste, d’une représentation approximative d’une opinion collective détournée par le monde des médias qui couronne ses vainqueurs... Aujourd’hui, force est de reconnaître que d’une certaine manière ces jeux de pouvoirs instrumentalisés, exercés par ces médias falsifient, faussent, maquillent la campagne présidentielle.

Le  célèbre sociologue Pierre Bourdieu , auteur du livre « Sur la Télévision » écrivait ceci à propos des sondages et de l’audimat « L’audimat, c’est la sanction du marché, de l’économie, c’est-à-dire d’une légalité externe et purement commerciale... La soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l’exact équivalent en matière de culture de ce qu’est la démagogie orientée par les sondages d’opinion en matière de politique. La télévision régie par l’audimat contribue à faire peser sur le consommateur supposé libre et éclairé les contraintes du marché, qui n’ont rien de l’expression démocratique d’une opinion collective éclairée, rationnelle, d’une raison publique, comme veulent le faire croire les démagogues cyniques. »

Ce commentaire particulièrement éclairé de Pierre Bourdieu  souligne de fait les dangers de la manipulation sondagière, une manipulation fondée sur la surinformation d’autant que celle-ci finit par fatiguer, lasser la population, n’ayant plus de répit pour penser, elle entre dans  une forme de conditionnement de la pensée.

Rappelons que les intentions de votes remontées par les Instituts d’enquêtes, restent des intentions, plutôt des tendances, des faisceaux d’indices, les incertitudes restent elles, prégnantes et se moquent des certitudes des faiseurs d’opinions …

Les médias « mainstream » ces oligopoles de la pensée de masse et uniquePire, les médias « mainstream » ces oligopoles de la pensée de masse et unique, continuent inlassablement soirée après soirée à commenter puis fonder leurs analyses sur ces baromètres volatiles, fragiles et incertains. Ainsi ces médias propagandistes produisent au fil de l’eau une « réalité virtuelle insidieusement, subrepticement installée dans l’esprit des publics, en réalité déconnectée de toute évolution réelle de l’opinion qui leur échappe très largement. Dans la même veine, on pourrait citer Charles Eric de Saint Germain qui, dans La défaite de la raison, précise:

« ...les sondages ne sont pas tant un reflet de l’opinion publique (qui n’existe pas en soi) qu’ils ne servent à mesurer si les individus ont bien intériorisé ce qu’ils ont été conditionnés à penser ».

D’une part, les sondages servent ainsi de bras armé à la tentative répétée des médias, de prendre le pouvoir sur l’opinion, pour asseoir une légitimité dans « l’effet d’annonce », et lancer les fameuses « tendances » de l’opinion. En effet, comme on « markete » un produit, on a besoin également de « marketer » une idée, un mouvement, un homme et son programme, et quoi de mieux que des sondages d’opinions pour asseoir une légitimité, fût-elle volatile…

Charles Eric de Saint Germain écrit à juste titre dans l’ouvrage déjà cité, « ... ce quatrième pouvoir, qui n’était initialement qu’un contre pouvoir, est devenu progressivement le premier, pour ne pas dire le seul et unique pouvoir authentique. »

... « A tel point qu’aujourd’hui, les médias, en particulier audio-visuels, peuvent destituer le politique sans même avoir besoin de le critiquer ou de le justifier, exerçant une véritable tyrannie sur les hommes politiques, contraints de transformer et d’adapter leurs discours aux règles que la communication médiatique leur impose. »

D’autre part, les sondages servent également à orienter les problématiques posées en fonction de l’agenda des politiques, car ce sont eux qui commanditent les sondages selon les idées qu’ils veulent faire passer, et se servent de ceux-ci pour imposer ces problématiques à l’opinion.

Les médias, clients de groupes de médias et de communication, de groupe de presse, de groupes en général, sont des acteurs à part entière de la consommation au sens large, des décisions d’achat, d’adhésion ou de rejet, de « like » ceci, cela, ou son contraire, tout cela dans une frénésie qui vient souvent embrumer les opinions plutôt que d’apporter une clarté sur un fait ou un discours. Comme le souligne Pierre Bourdieu dans son ouvrage « L’emprise du journalisme » :

« Le degré d’autonomie d’un organe de diffusion se mesure sans doute à la part de ses recettes qui proviennent de la publicité, et de l’aide de l’Etat, (sous forme de publicité ou de subventions), et aussi au degré de concentration des annonceurs. »

À propos des failles béantes sur les méthodes de sondages ?

La principale critique à l’endroit des méthodes de sondages repose sur les failles béantes que révèlent leurs méthodesLa principale critique à l’endroit des méthodes de sondages repose sur les failles béantes que révèlent leurs méthodes, en fait peu de gens le savent, les sondages ne se font plus au téléphone mais les enquêtes se font en ligne, sur Internet. Les sondeurs recrutent en effet des volontaires et ne les interrogent plus aléatoirement; vous et moi par exemple. Ces enquêtes en ligne ou sur le web ne sont plus en conséquence représentatifs de la population en général. L’autre grand problème que n’évalue pas l’enquête de sondage est l’extrême volatilité, versatilité et instabilité des opinions qu’il est très objectivement difficile d’appréhender.

Ces sondages d’opinion administrés en ligne (Internet), sont constitués d’un échantillon d’internautes volontaires qui acceptent d’être enquêtés. Ces enquêtés répondent sur Internet, de facto ces populations d’internautes volontaires et non sondés aléatoirement ne sauraient être représentatifs de la population. Certes, statistiquement des redressements sont opérés pour se caler à la population mère, mais les marges d’erreur en réalité sont considérables.  Les sondages expriment des tendances, constituent un faisceau d’indices mais ne restituent pas le réel, l’opinion brute. Si les sondages permettent de détecter des tendances, jamais ils ne permettent aujourd’hui de chiffrer le vote d’une population. Du fait de la dégradation des méthodes de sondage de moins en moins empiriques, et éloignés en proximité, les biais sont et seront hélas trop importants pour leur accorder le moindre crédit. Surtout qu’une opinion reste par sa nature versatile, et le déclaratif d’un sondé ce n’est pas un bulletin de vote dans le secret de l’isoloir.

Ces médias qui nous confisquent la libre conscience, le libre choix  

« Bienvenue dans le meilleur des mondes »Ainsi comme l’écrit la brillante chroniqueuse Natacha Polony dans ce célèbre pamphlet « Bienvenue dans le meilleur des mondes » : « ce ne sont plus les partis, ni même le débat d’idées qui désormais façonnent les discours des candidats, mais les sondages et les conseillers en com », nous pourrions ajouter les médias partisans. Ce malaise décrit par  Natacha Polony, elle l’explique par le délitement des corps intermédiaires de la société comme des partis, des syndicats, qui ne jouent plus leurs rôles de passeurs de parole, « de revendications d’en bas vers les décideurs d’en haut ». Ce propos de Natacha Polony avait été tenu par Tocqueville qui de manière quasi prémonitoire pointait une dérive possible vers le despotisme du fait de la montée de l’individualisme et d’une démocratie tentée par une vision liberticide.  La parole est ainsi confisquée par des organismes devenus des supports, des relais et des faiseurs d’opinions.

Les sondeurs incontestablement sont au coeur d’un dispositif d’influences qu’ils ont contribué à façonner. Les sondeurs sont devenus une forme dominante de production quasi industrielle de l’opinion publique, les instituts participent ainsi à la mise en condition au formatage de l’esprit des citoyens, et donc en quelque sorte participent  à la perversion de la démocratie, à son détournement : les régimes démocratiques de fait et en raison de la surinformation médiatique sont ainsi devenus des régimes d’opinion et non de connaissance. Ainsi  les citoyens manipulés sont devenus les nouveaux sujets des pouvoirs qui décident de celui qui doit devenir leur Roi. Nous pourrions également  conclure  avec Natacha Polony que subrepticement et par capillarité, en douceur une contre révolution est en cours et sous nos yeux nous conduisant de la démocratie à la post démocratie, un totalitarisme doux,qui prend ses aises avec le ramollissement de la conscience.

L’auteur remercie infiniment Bérengère Series pour sa relecture comme sa contribution à enrichir ce texte.


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