Les paris du pape François en Irak

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Malgré la montée, depuis deux semaines, des tensions entre l’Iran et les États-Unis – un conflit dont l’Irak reste un terrain majeur – et malgré l’escalade des violences intérieures, notamment dans la province de Dhi Qar, où le pouvoir réprime la contestation, le voyage pastoral et diplomatique du pape François entre les 5 et 8 mars 2021 a été maintenu.

L’intensité des préparatifs, entamés de longue date par le Saint-Siège et les autorités locales, dont le très actif cardinal et Patriarche des Chaldéens Louis Raphaël Sako, finit par intriguer. Que vient faire le pape dans ce pays meurtri et sous influence ? Quelles sont ses intentions et peuvent-elles être couronnées de succès ?

L’enjeu de la présence chrétienne en Irak

La première raison de ce voyage est bien sûr de conforter les chrétiens d’Irak. Une occasion exceptionnelle leur est offerte de sensibiliser le monde à leur tragédie, dans l’accumulation des tragédies irakiennes.

L’enjeu, pour les responsables chrétiens du pays, est de retrouver leurs ressources humaines et financières en prévision d’un retour de leur communauté éparse, à la faveur de la paix, ce qui semble à courte vue irréaliste. Regroupant désormais moins de 1 % des 38,4 millions d’Irakiens, les chrétiens de l’ancienne Mésopotamie sont en cours de transplantation migratoire.

Ayant connu de grandes tribulations aux XIXe et XXe siècles, on estime qu’ils étaient encore 6 % avant 2003, dont près de 800 000 à Bagdad. Aujourd’hui, leur nombre dans la capitale a chuté à 75 000. L’intervention américaine a transformé leur singularité en dernier stigmate. À Bagdad, les lieux de culte ont été attaqués dès les premiers attentats de 2004 : la cathédrale syriaque Sayidat al-Najat – où le pape va se rendre – a subi une explosion à la voiture piégée dans une attaque simultanée contre plusieurs églises, commanditée par le chef terroriste Zarqaoui. Cette même cathédrale a essuyé une autre attaque d’Al-Qaeda, pendant l’office de la Toussaint 2010, faisant une soixantaine de victimes dont le prêtre en chaire, le père Thar.

L’hémorragie des chrétiens d’Irak a précédé la fuite par millions des Irakiens à partir de 2004. Leur exode s’est accéléré avec l’installation de Daech dans les terres sunnites. À Mossoul – autre lieu de passage de François –, surnommée jadis la Jérusalem de Mésopotamie, les chrétiens assyriens et syriaques étaient près de 50 000 avant la première guerre du Golfe. Leur nombre est passé à 5 000 en 2014.

Le kidnapping de l’archevêque syriaque Basil George Casmoussa en 2005, une série d’attentats et d’enlèvements ciblés en 2007, l’assassinat après torture de l’évêque assyro-chaldéen Paulo Faraj Rahho en 2008, l’attentat contre un bus d’étudiants venus de Qaraqosh en 2010 : tous ces évènements ont précipité leur fuite, avant même l’arrivée de l’État islamique.

70 familles seulement vivraient encore à Mossoul. Les 150 000 chrétiens de la plaine de Ninive, dont 50 000 syriaques de Qaraqosh – autre ville que visitera François – ont tout quitté pour échapper au nettoyage ethnoreligieux qui a également frappé les yézidis, les Shabaks et les Turkmènes chiites. Ils se sont réfugiés dans l’antique terre d’Erbil (Arbèle) devenue kurde – où le pape se rendra aussi – et dans les camps de réfugiés, au Liban, en Jordanie et en Turquie. Depuis, 55 000 d’entre eux ont réussi à quitter le Moyen-Orient. 25 000 sont revenus à Qaraqosh. Les autres sont restés à Erbil. La petite Église arménienne, issue de la diaspora marchande et des réfugiés du génocide ottoman, s’est vidée de ses fidèles depuis 2003. À Bassorah, sur les 4 500 familles assyriennes présentes avant 2003, il n’en reste plus que 200.

Tout cela est éminemment tragique et douloureux. Mais pour le dire crûment, beaucoup d’Irakiens ont énormément souffert, et l’exode des chrétiens d’Irak ne les émeut pas outre mesure, d’autant que les chrétiens n’ont jamais été présents partout dans le pays.

L’enjeu de l’unité œcuménique

Qu’en est-il pour les chrétiens qui ne sont pas partis ? De grands efforts matériels ont été déployés pour réparer les édifices emblématiques, comme le couvent dominicain et le clocher de Notre-Dame de l’Heure à Mossoul qui a servi de centre de torture sous Daech. Idem pour l’église chaldéenne Al-Tahira que le pape visitera. De même, l’église syriaque orthodoxe de Mar-Touma est en train d’être reconstruite, grâce au financement de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit (ALIPH), qui a par ailleurs soutenu la réhabilitation du mausolée-monastère de Mar Benham, dynamité par Daech en 2015.

Des jeunes déploient une affiche accueillant le pape François au-dessus des décombres d’une maison détruite à côté des ruines de l’église catholique syriaque de l’Immaculée Conception (al-Tahira) dans la vieille ville de Mossoul, au nord de l’Irak (autrefois ravagée par les militants du groupe d’État islamique), le 2 mars 2021, avant la visite du pontife plus tard dans la semaine. Zaid Al-Obeidi/AFP

Mais l’autre véritable enjeu – outre la sécurisation des personnes, l’effort éducatif et médical et les opportunités de travail, à l’instar des besoins de tous les Irakiens – est de finaliser, en le rendant tangible avec cette visite, l’effort de communion entrepris depuis le concile catholique de Vatican II entre les différentes Églises chrétiennes d’Orient que le Pape va rencontrer. Ces dernières, par leurs strates et leur diversité, récapitulent des siècles de morcellements ou d’empiètement entre territoires canoniques, justifiés par des divergences théologiques qui échappent aujourd’hui à l’entendement.

Ainsi les Assyriens descendent-ils de l’Église d’Orient, dite aussi Église de Mésopotamie ou Église perse, entièrement autocéphale sous l’Empire sassanide. Elle a aujourd’hui deux branches : l’Église « historique », siégeant à Erbil, et l’Église chaldéenne, qui est son pendant catholique à Bagdad. À côté des Assyriens, une autre Église des origines un peu plus « tardive », l’Église syriaque, s’est formée avec les descendants des chrétiens syriens et arabes de l’Église d’Antioche, qui ont fui la répression de l’Empire byzantin au VIe siècle. L’Église syriaque a deux branches, comme l’assyrienne.

Un tel émiettement, auquel s’ajoute la présence de chrétiens convertis, soit anciennement, soit plus récemment au protestantisme évangélique – par ailleurs mal vu pour son prosélytisme et ses origines américaines – affaiblit la voix et les intérêts communs des chrétiens d’Irak, si on enlève leur avantage démultiplicateur comme réseau d’émigration. Le regroupement œcuménique des Églises en un lien opérationnel et protecteur, dont Rome serait le garant et qui rattacherait les diasporas entre elles en les « universalisant », pourrait fabriquer une cohérence à double détente. Il permettrait des actions concertées, de répartition et de coordination entre les acteurs de terrain ; surtout, il mettrait en évidence le cercle vertueux de la bonne entente qui servirait d’exemple à suivre pour le dialogue interreligieux.

L’enjeu de l’unité irakienne ?

C’est ici que se situe l’enjeu le plus audacieux mais peut-être aussi le plus problématique de la visite de François, si l’on tentait de le conjecturer.

Il s’agirait de fabriquer, à partir de l’établissement pérenne de relations interconfessionnelles entre l’ensemble des acteurs religieux d’Irak, un chemin exemplaire de réconciliation nationale et, très paradoxalement, de dépolarisation religieuse.

La démarche est celle de la diplomatie interreligieuse, comme antidote à la toxicité confessionnelle qui a contaminé toute la société irakienne depuis l’embargo qui a suivi la première guerre du Golfe, avec la « campagne pour la foi » de Saddam Hussein. Durant ces années déterminantes où le tissu social a commencé à se déliter, alors que les bombardements de cette première guerre avaient détruit toutes les infrastructures et affaibli l’État, le ressentiment communautaire s’est développé, ressentiment que la brutale politique de dé-baassisation, parallèle au processus de démocratisation, a renforcé après 2003, quand les États-Unis ont semblé favoriser les chiites. C’est ainsi que sont apparues les milices sunnites, les groupes islamistes terroristes et les contre-milices chiites…

Certes, la jeunesse irakienne d’aujourd’hui, très nombreuse mais sans travail et sans ressources, est épuisée par le discours sectaire. Elle manifeste ardemment, depuis deux ans, sunnites et chiites confondus, une aspiration vitale pour la liberté, la démocratie, la fin de la corruption et la fin de la mainmise iranienne sur le pays. Elle a même obtenu la démission d’un premier ministre.

Certes, le cardinal chaldéen Louis Raphaël Sako a réussi à organiser une rencontre historique entre le pape et le Grand ayatollah Ali-Al-Sistani dans la ville de Najaf, décrite par Pierre-Jean Luizard comme le Vatican chiite. Al-Sistani est devenu « la conscience irakienne », défenseur d’un Irak indépendant des influences étrangères, c’est-à-dire de l’Iran, dont la présence par milices et partis politiques (Coalition Sairoun et Coalition Al-Fatha) interposés est absolument prégnante.

Une affiche annonce la tenue prochaine de la rencontre entre le pape et l’ayataollah Al-Sistani. Bagdad, le 3 mars 2021.Sabah Arar/AFP

Al-Sistani est connu pour refuser l’interprétation iranienne du velayat-e-faqhi (littéralement la tutelle des jurisconsultes) et pour défendre une citoyenneté nationale commune transcendant les clivages religieux et ethniques du pays. Mais, même si Al-Sistani ne peut être comparé en rien à Moqtada Al-Sadr, leader chiite des quartiers pauvres et ancien chef de l’Armée du Madhi, les milices chiites qui se sont formées à son appel contre l’État islamique en 2014 poursuivent leur mainmise dans les territoires sunnites, à côté de l’armée irakienne, et en opposition aux autres milices chiites pro-iraniennes également bien présentes, malgré l’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani à Bagdad en janvier 2020.

Ces milices entretiennent la peur et la rancœur par leurs méthodes. Elles restent dominantes au cœur du pouvoir irakien où les institutions chiites nationales n’ont jamais eu autant d’influence. Le pouvoir religieux chiite, anti-ou pro-iranien, n’est pas un truchement de la réconciliation en Irak.

Enfin, du côté sunnite, aucune rencontre n’est prévue, alors même que François va rencontrer des représentants kurdes à Erbil et prier avec des Yézidis, mandéens et Kakaïs à Ur, ville de naissance d’Abraham selon la Bible. Comment comprendre un tel manque, dans cette manœuvre interreligieuse ? Est-ce parce qu’il n’y a aucun responsable sunnite qui soit suffisamment représentatif de la population ? Est-ce parce qu’il n’y a actuellement aucun contact entre dignitaires sunnites, chrétiens et chiites ? Est-ce parce que les personnes pressenties ont décliné la proposition ? Est-ce parce que personne ne veut se rapprocher des sunnites considérés comme infréquentables après le soutien d’une partie d’entre eux à l’État islamique ? En tout cas, cette absence a été critiquée par le député sunnite de la province de Salâh ad-Dîn, Muthanna al-Samarrai, critique reprise par les médias arabes. Elle risque de réduire à néant les chances de mise en place d’une « coalition » interreligieuse qui plaiderait pour un Irak uni et indépendant.

Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : giulio napolitano / Shutterstock.com


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