Les manifestations d’origine religieuses ont-elles leur place dans l’espace public ? Partie 3

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Suite de la Partie 2

Enfin, concernant le troisième point, celui de l’expression d’une conviction religieuse dans le débat public, il convient de rappeler que sauf à faire tomber les individus dans une forme de schizophrénie intérieure, qui sépare en chacun l’individu comme être privé (l’homme) et l’individu comme être public (le citoyen), les individus n’entrent pas dans l’espace public en laissant à la maison les convictions profondes qui orientent leur conduite. On ne peut attendre des individus une telle neutralité: ils agissent, s’identifient socialement, adoptent des positions politiques en fonction de leurs valeurs et de leurs convictions, que celles-ci soient de nature philosophique ou religieuse.  Exiger que les citoyens adoptent dans la vie politique des positions en faisant complètement abstraction de leurs valeurs impose à ceux-ci une contrainte morale indue, voire une hypocrisie sociale, car ils devraient cacher leur allégeance morale et religieuse dans leurs argumentations pour être acceptés dans l’espace de la citoyenneté. Le danger qui nous menace serait alors est que, sous prétexte de laïcité, on en vienne progressivement à limiter la liberté de conscience et d’expression pour imposer l’hégémonie, dans tout l’espace public, d’une « idéologie laïque » qui jouerait sur la confusion entre la laïcité comme principe d’organisation et la laïcité comme « idéologie » pour imposer la neutralisation de l’espace public, ce qui n’est qu’une manière d’assurer le triomphe d’une conviction et d’une option particulière (celle de l’agnosticisme ou de l’athéisme de la sphère publique) qui, pour le coup, n’a plus rien de « neutre » quand elle prétend être la seule conviction publiquement légitime ! La « loi sur le délit d’entrave numérique » de Madame Rossignol, qui a été récemment adopté par l’assemblée nationale est le sénat, semble de ce point de vue profondément liberticide pour la liberté d’expression, puisqu’elle impose une sorte de « délit d’opinion » et de censure à l’égard des opinions hostiles à l’IVG.

Il est vrai que les hommes politiques, s’appuyant sur la fameuse distinction faite par Max Weber entre « éthique de la conviction » et « éthique de la responsabilité », ont d’ailleurs déjà très largement intégré cette neutralisation des convictions : la presque totalité des hommes politiques considèrent en effet que leurs convictions personnelles, surtout quand elles sont d’origine religieuses, n’ont pas à interférer dans le débat public. Pour Weber, en effet, l’éthique de l’homme politique est une éthique qui doit le conduire à minorer ses propres convictions personnelles, car en raison de la pluralité des valeurs au sein des démocraties libérales, le gouvernant à tout intérêt, dans les décisions qu’il prend, à s’appuyer plutôt sur ce que lui enseignent les divers experts et les sciences : fonder une « décision » sur une enquête axiologiquement neutre du point de vue des valeurs morales (comme nous y invite l’éthique de la responsabilité), permet ainsi d’éviter de froisser les convictions des électeurs en se plaçant sur le terrain, souvent conflictuel, des valeurs morales. J’en veux pour preuve la réaction de François Fillon dans l’entre deux tours des primaires de la droite, où soupçonné de n’être pas d’accord avec la loi sur l’IVG par son adversaire, il s’est empressé de répondre que ses convictions personnelles n’avaient pas à intervenir dans le « débat public », et que lui même avait d’ailleurs toujours favorisé l’accès des jeunes filles à l’avortement lorsqu’il était premier ministre. A contrario, le roi Baudouin de Belgique peut se présenter comme un « champion » de l’éthique de la conviction, puisque lui abdiqua son pouvoir le jour où le parlement belge adopta la loi autorisant l’avortement, pour ne pas se rendre complice d’une loi que sa conscience religieuse réprouvait en tant que catholique « convaincu ».

Mais la difficulté est surtout ici de concilier l’expression publique de ses convictions avec les exigences et les règles qui gouvernent la communication dans l’espace public

Mais la difficulté est surtout ici de concilier l’expression publique de ses convictions avec les exigences et les règles qui gouvernent la communication dans l’espace public. Or une interprétation restrictive de la laïcité, comme celle qui tend à s’imposer aujourd’hui en France, tend à vouloir exclure les convictions religieuses du débat public, sous prétexte que celles-ci ne seraient que des « croyances » injustifiables devant la raison. Cette schizophrénie se retrouve clairement dans une décision politique qui privilégierait clairement l’éthique de la responsabilité sur l’éthique de la conviction, comme si l’homme politique devait taire les convictions profondes qui l’animent dès qu’il entre sur la scène de l’espace public. Mais il semble, au contraire, qu’un espace public authentiquement démocratique, peut et doit être « ouvert » à l’expression de toutes les convictions, qu’elles soient « religieuses » ou « athées », mais sous certaines conditions que le modèle habermassien, celui de « l’éthique de la discussion » permet de bien mettre en lumière.

Habermas montre en effet, dans son article « La religion dans la sphère publique », que l’espace public démocratique doit permettre à toutes les convictions, religieuses ou non, de s’y exprimer, pourvu qu’elles soient « rationnellement argumentées ». Ne croyant pas que la raison pourrait découvrir par elle-même des vérités universelles qui transcendent les cultures, Habermas affirme, en effet, une nette préférence pour un fonctionnement « dialogique » de la raison, relevant d’une théorie de l’agir communicationnel (le paradigme de « l’agir communicationnel » désigne les interactions par lesquelles les individus accèdent à la raison, en argumentant leurs positions selon les règles qui gouvernent la communication langagière). Appliquer ce modèle de l’agir communicationnel aux croyances religieuses suppose donc d’inviter les croyants (comme les athées) à défendre leurs convictions en les argumentant, et en évitant les « arguments d’autorité » du type : « la Bible a dit que… », « le Coran a dit que… ». C’est la condition pour que celles-là soient « audibles » par tous, y compris par ceux qui ne partagent pas ces croyances, mais qui peuvent reconnaître – ou non – la validité de l’argumentation déployée par tous ceux qui entendent participer au processus de justification et de « délibération publique ».

Etant conçue comme une réconciliation par la raison, la justification procède de tous ce que les partenaires dans la discussion ont en commun

Ainsi, même si Christine Boutin n’a pas manqué de courage, ce qu’il faut lui reconnaître, il y a néanmoins quelque chose d’assez dérisoire dans son attitude de citer la Bible devant l’assemblée nationale pour s’opposer au mariage homosexuel. Un tel argument d’autorité ne peut guère avoir de valeur pour un incroyant qui ne reconnaîtrait pas la révélation judéo-chrétienne. Comme le souligne Habermas, « étant conçue comme une réconciliation par la raison, la justification procède de tous ce que les partenaires dans la discussion ont en commun ». Or ce qu’ils ont en commun, ce sont bien des arguments, des raisons. Autrement dit, si le consensus est possible entre confessions et des opinions différentes, qu’elles soient religieuses, agnostiques ou athées, il ne doit pas se faire sur des préférences ou des doctrines, mais uniquement sur des « arguments ». Ainsi, plutôt que de dénoncer l’homosexualité comme étant contraire au plan de Dieu sur le couple humain, mieux vaudrait s’appuyer sur des enquêtes qui semblent montrer que les repères masculins et féminins sont structurants pour la construction psychologique des jeunes enfants. Plutôt que s’opposer à l’avortement au nom du caractère « sacré » de la vie humaine dès sa conception, mieux vaudrait s’interroger sur le statut de l’embryon humain et sur le bien fondé d’une loi qui autorise l’avortement jusqu’à un certain délai sans justifier le choix de ce délai légal, sinon de manière totalement arbitraire.

Le but que poursuit cette conception délibérative de la démocratie est d’obtenir un consensus par recoupement. D’où l’importance de l’éducation, pour développer chez l’individu des capacités cognitives qui permettent cette délibération. Mais pour que le recoupement soit possible, il faut que les croyances ne se sentent pas menacées de front par les valeurs politiques. Le consensus n’implique donc aucun jugement sur la valeur ou la vérité des croyances, mais il s’agit de trouver des arguments qui doivent être intelligibles par tous, de manière à trouver un « terrain commun » qui permette à ces arguments de se recouper. Le présupposé de ce « consensus par recoupement » est qu’il n’y a pas, du fait du polythéisme des valeurs, de valeurs universelles transcendant les cultures. Il existe en revanche des valeurs universalisables, qui sont traduisibles, au moins partiellement, d’une culture à une autre : il y a donc des arguments qui peuvent être universellement intelligibles.

Il ne s’agit nullement, on le voit, d’une menace pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais il faut plutôt permettre aux croyants d’intérioriser cette séparation

Il ne s’agit nullement, on le voit, d’une menace pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais il faut plutôt permettre aux croyants d’intérioriser cette séparation. La conscience individuelle, confrontée à la nécessité de se justifier par des raisons publiques, est alors obligée de procéder par elle-même à une « séparation » entre les valeurs proprement politiques et les valeurs proprement religieuses. Grâce à cette justification publique, le croyant fait de lui-même l’expérience que certaines convictions ne peuvent pas être reçues par ceux qui ne les partagent pas, puisqu’il doit faire appel à des arguments intelligibles par tous. Chaque individu doit alors pouvoir reconnaître la justesse argumentative d’une position, alors même qu’il ne la partage pas forcément. Il faut donc que les citoyens eux-mêmes aient suffisamment d’esprit critique pour ne pas tomber dans le dogmatisme. Il faut également supposer, chez ceux qui participent à la délibération publique, une « intention civique », une bonne volonté, celle de « vouloir vivre ensemble », - et non le seul souci de faire triompher son point de vue -, car un esprit d’analyse et de critique, y compris vis-à-vis de sa propre religion, s’avère nécessaire.

Si les religions sont « raisonnables », c’est donc dans la mesure où elles sont capables de faire cet effort pour produire des « raisons publiques », tout en apprenant à bien distinguer le « vrai » du « raisonnable », car jamais le débat public ne doit porter sur la « vérité » des croyances, qui relève de la foi individuelle de chacun, et ne peut être vérifiable. La seule chose qui importe, dans ce processus de justification public, est donc de savoir si la croyance est raisonnable ou non. Voilà pourquoi le débat ne doit pas porter sur les « valeurs », mais uniquement sur les arguments en jeu, car ce qui compte, ce n’est pas tant d’adhérer à la décision prise que de reconnaître la validité de l’argumentation qui la justifie, en supposant que tous les protagonistes de la discussion soient capables de faire un  usage public de leur raison.

Au final, ce que doit faire émerger ce processus de justification, c’est moins une vérité dogmatique, comme telle toujours contestable et sujette à caution sur la place publique, qu’une opinion éclairée par ce processus lui-même. A ce titre, une conviction d’origine religieuse, lorsqu’elle est rationnellement argumentée, est digne de considération, et la rejeter a priori, sous prétexte que les convictions d’origine religieuses n’ont pas à intervenir dans un « débat public », revient à faire comme si le croyant était incapable de faire un « usage public » de sa raison, alors que la tentative de justification à laquelle il se confronte est précisément ce qui lui permet d’ôter ce qu’il peut y avoir de dogmatique dans sa croyance religieuse.

Cette loi initialement s’est portée garante du respect de la liberté de culte et de la liberté religieuse

Pour conclure, on voit que si le modèle français de laïcité a longtemps fait figure d’exception dans le monde, il nous semble aujourd’hui regrettable de contester la loi de 1905, car cette loi initialement s’est portée garante du respect de la liberté de culte et de la liberté religieuse, incluant notamment la liberté de conscience de chaque citoyen. Il s’agit là, assurément, d’un acquis fondamental de notre modernité, et même si la séparation de l’Eglise et de l’Etat a été vécue de manière très violente par beaucoup de catholiques, elle s’est aujourd’hui imposée à tous, y compris aux catholiques, comme bénéfique pour les Eglises elles-mêmes puisque c’est un moyen de protéger la liberté de culte contre toute intrusion de l’Etat, toute domination d’une religion officielle et contre tout risque d’instrumentalisation de la religion par la politique.

Parallèlement, L’Etat a aussi retiré un bénéfice direct de cette séparation, puisqu’il s’est désormais émancipé de l’autorité qu’il puisait autrefois dans la religion pour puiser aujourd’hui en lui-même le fondement de sa souveraineté. Les trois principes de séparation de l’Eglise et de l’Etat, de neutralité de l’Etat et de ses institutions, et du respect de la liberté de conscience et de religion, constituent bien trois principes communs à toutes les démocraties laïques, principes auxquels il serait regrettable de renoncer. Mais s’il semble légitime, pour cette raison, de s’opposer vigoureusement à l’idée d’un « Etat confessionnel », en vertu du principe de « neutralité » de l’Etat démocratique, et au nom du respect de la liberté religieuse de chaque citoyen (et du « droit de ne pas croire » des athées et des agnostiques), on ne doit pas pour autant reléguer la croyance religieuse et son « expression » dans la sphère purement privée. Jugée parfois « très agressive » à l’étranger, il nous semble au contraire que la laïcité française aurait tout à gagner à opter pour une laïcité « ouverte », tout en veillant à sanctionner systématiquement les débordements, ce qui va clairement dans le sens des démocraties libérales, du moins celles qui veulent réellement prendre en compte la dimension religieuse et spirituelle de l’homme.

Charles-Eric de Saint Germain, enseignant en classes préparatoires, est auteur, entre autres, de Un évangélique parle aux catholiques » (F-X. De Guibert, 2008),  Cours particuliers de Philosophie », I et II, (Ellipses), « La défaite de la raison » (Salvator, 2015), « Ecrits philosophico-théologiques sur le christianisme » (Excelsis, 2016).


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