Partie I : Laïcité et signes vestimentaires religieux
Alors que nous nous préparons à fêter noël, et que la question de la visibilité des crèches dans les lieux publics pose manifestement des problèmes à certains, nous voudrions nous demander dans cet article si une expression que l’on perçoit, à tort ou à raison, comme étant d’origine religieuse, a droit de cité dans l’espace public. Autrement dit, la laïcité bien comprise peut-elle ou non autoriser la libre manifestation-expression des croyances religieuses ? Précisons d’emblée que cette expression publique peut prendre différentes formes. Cela peut être :
- Le port d’un signe vestimentaire dont la signification est perçue comme religieuse : port de la soutane à une époque, port du foulard islamique, de la burqa ou de la burkini aujourd’hui.
- Une manifestation culturelle dont la signification semble religieuse : par exemple, que penser de la présence de crèches dans les lieux publics ?.
- L’expression publique d’une « conviction » d’origine religieuse dans le débat public. On peut penser au cas de Christine Boutin, condamnée par la justice pour avoir cité, dans l’hémicycle, un passage de la Bible dénonçant l’homosexualité comme une « abomination ».
La loi 1905 est d’abord et avant tout une loi visant à réaliser la liberté religieuse pour tous
Concernant le premier point, celui du port d’un « signe vestimentaire » dont la signification est religieuse, il faut rappeler que la loi de 1905 est d’abord et avant tout une loi visant à réaliser la liberté religieuse pour tous. Or une première confusion tient souvent à la double définition de la sphère publique : celle-ci concerne à la fois le domaine de l’Etat, mais elle renvoie aussi à l’espace où tous les citoyens circulent, se rencontrent et sont libres de s’associer. L’exigence de neutralité s’impose aux institutions publiques, aux lois et à l’Etat, autrement dit à ses agents et à ses fonctionnaires, donc à la sphère publique selon le premier sens. Mais elle ne signifie pas l’évacuation de l’expression religieuse individuelle de la société civile et de l’espace public. Elle en constitue plutôt sa garantie et sa protection. La laïcité, telle qu’elle est définie par la loi de 1905, n’implique donc aucunement le refoulement du religieux dans la sphère privée. Aristide Briand, lors des débats qui ont accompagné l’élaboration de la loi de 1905, s’était fortement opposé à ceux qui voulaient interdire le port de la soutane, en rappelant à juste titre aux tenants d’une laïcité plus « gallicane », et qui s’opposaient à toute « visibilité » de la religion dans l’espace public, que l’Etat n’avait pas compétence pour se prononcer sur le choix des individus en matière vestimentaire.
Le port d’un vêtement religieux fait donc partie intégrante de la liberté religieuse, et les maires qui se sont opposés, cet été, au port de la Burkini sur les plages, n’étaient aucunement habilités à le faire, même si on peut comprendre certaines « crispations » dans un contexte de tensions lié aux attentats de Nice. Comprendre la laïcité comme imposant le retrait de la visibilité religieuse hors de la sphère publique, et ne permettant son expression qu’à l’intérieur de la sphère privée, repose donc sur une profonde incompréhension de la loi de 1905, qui ne vise aucunement à la neutralisation des religions. La neutralité de l’Etat proclamée par cette loi est surtout au service de l’égalité de traitement des religions, soucieuse d’éviter tout monopole exercé par une religion au détriment d’autres traditions religieuses, mais elle n’implique aucune hostilité à l’égard de la religion en général.
La véritable liberté de conscience est inséparable de la liberté d’exercer sa religionPar contre, quand la laïcité est comprise comme impliquant un effacement des signes religieux de l’univers public, il y a là une conception très appauvrie de la liberté religieuse, car on interprète celle-ci de manière trop individualiste, et on confond, du coup, liberté de conscience et liberté de choix. La liberté de conscience, pense-t-on alors, serait préservée si de « libres choix » entre des doctrines, concurrentes ou non, en compétition les unes avec les autres (et donc de même type), étaient possibles, et ces choix sont vus alors comme le résultat de préférences privées, pensées sur le modèle des choix individuels en matière de consommation. Cette conception échoue à comprendre le lien complexe qu’il peut y avoir entre liberté de conscience et liberté de pratiquer sa religion, et elle applique une conception appauvrie de la liberté humaine, qui se résumerait à opérer des choix. Or la véritable liberté de conscience suppose plus que des choix libres en conscience, elle est inséparable de la liberté d’exercer sa religion, qui suppose des droits, mais aussi des obligations, la soumission à des pratiques collectives et le respect de traditions non choisies.
Ainsi, l’une des difficultés rencontrées aujourd’hui, au sujet du « port du voile », vient autant de la difficulté de l’Islam à intégrer les principes laïcs qu’à l’incapacité de la laïcité française à comprendre l’Islam. Interpréter le « port du voile » en termes d’aliénation de l’individu au groupe (aliénation jugée contraire, par conséquent, au libre choix des individus au sein de la sphère privée et contraires aux droits des femmes, à qui l’on imposerait ce signe de soumission), revient à ignorer que pour les femmes musulmanes, la liberté religieuse se décline moins en termes de « libre choix » que dans la possibilité, offerte par l’État, de pratiquer librement et sans entraves ses « devoirs sacrés », y compris au sein de la sphère publique. La liberté religieuse n’est donc complète qu’au niveau collectif de la possibilité de suivre sans entrave et sans discrimination les commandements religieux, à condition, bien sûr, que ces derniers soient conformes au droit, c’est-à-dire qu’ils ne troublent pas l’ordre public et ne nuisent pas à la liberté d’autrui. « Peu importe, rappelle Catherine Audard dans son beau livre sur Qu’est-ce que le libéralisme ?, que ces devoirs, ces obligations et les dogmes correspondants n’aient pas été « choisis librement », l’important pour un Etat démocratique devrait être d’en assurer le respect dans les limites du droit et de la liberté de tous, en visant l’égalité entre toutes les religions, même de celles qui ne sont pas locales, tant qu’elles ne nuisent pas à autrui et ne créent pas de conflits menaçant la paix civile. Telle serait une authentique neutralité ».
A suivre
Charles-Eric de Saint Germain, enseignant en classes préparatoires, est auteur, entre autres, de Un évangélique parle aux catholiques » (F-X. De Guibert, 2008), Cours particuliers de Philosophie », I et II, (Ellipses), « La défaite de la raison » (Salvator, 2015), « Ecrits philosophico-théologiques sur le christianisme » (Excelsis, 2016).