Alors que l’islam nationaliste politique s’est installé au pouvoir en Turquie depuis quinze ans et s’apprête à remporter les élections présidentielle et législatives de 2019, la « religion » est, encore et toujours, au cœur de l’agenda public et politique dans ce pays traversé par des fractures identitaires fortes.
La métamorphose d’Erdogan
Le Parti de la Justice et du Développement, mieux connu maintenant sous le vocable de l’AK Parti (Parti blanc !) est au pouvoir depuis 2002 à Ankara. Son leader incontesté et incontestable, devenu progressivement la seule légitimation du pouvoir dans le pays, Recep Tayyip Erdogan, est président de la République depuis 2014, après avoir été maire d’Istanbul entre 1994 et 1998 et premier ministre pendant 11 ans, entre 2003 et 2014.
Ce dirigeant a fait ses débuts au parti islamiste et étatiste, de la tradition de Millî Görüs (« vision nationale »), fondé par Necmettin Erbakan dans les années 1970), au sein duquel il s’était illustré par un discours islamiste radical, anti-occidentaliste aux relents antisémites. Par la suite, il s’est présenté sur la scène nationale et internationale comme un champion du libéralisme identitaire et européaniste (après avoir pris un virage discursif surprenant), au moment où l’Occident était à la recherche des partenaires « modérés » dans le monde islamique au lendemain du choc du 11 septembre.
C’est ainsi que cet ancien islamiste radical est parvenu au pouvoir en 2003, en assurant avoir ôté sa « tunique » de l’islam politique. Or, après un premier mandat de 2002 à 2007 marqué par des réformes profondes assurant des libertés individuelles et un appareil étatique plus démocratique, les politiques du reis ont pris un virage de plus en plus autoritaire durant son deuxième mandat, surtout après le référendum constitutionnel de 2010. Tel Viktor Orban en Hongrie, Erdogan a limité toutes les libertés au profit d’une vision islamiste et nationaliste, craignant surtout toute forme d’opposition perçue comme une menace. Ainsi, le vent des libertés du début du millénaire a laissé place à une répression de toutes les libertés individuelles en Turquie.
La fermeture sunnite
La « religion » comme un thème omniprésent de la politique turque, mais aussi comme le point de clivage de la société, n’échappe pas, bien entendu, à ce revirement de situation spectaculaire.
D’une manière idéal-typique, il existe trois lignes de fractures identitaires en Turquie, qui sont devenues autant d’outils de galvanisation du pouvoir, permettant de souder les foules derrière le Président. Schématiquement, la population turque se considère majoritairement comme musulmane sunnite face à une minorité d’Alévis, appartenant à un islam hétérodoxe. Le pouvoir, après avoir donné des signes d’ouverture envers la communauté alévie jusqu’en 2009, a compris qu’il valait mieux cliver la société et de se placer du côté de la majorité sunnite.
Ainsi, en fin 2017, les cemevi ne sont toujours pas reconnus comme lieux de culte et l’Alévisme n’est toujours pas intégré au sein de la puissante administration des Affaires religieuses, dépendant désormais directement du Président. La seule maigre avancée obtenue en 2016 est la possibilité (difficile) de demander que la mention « musulmane » ne soit pas automatiquement appliquée aux Alévis du pays, et ce, conformément aux deux décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme.
La défaite des « Laik » face aux conservateurs
Le deuxième clivage identitaire qui traverse le pays se situe entre les Turcs occidentalisés, appelés sommairement des « laik » et des Turcs conservateurs sunnites dont la visibilité religieuse a considérablement cru durant la dernière décennie.
La visibilité sunnite avait d’abord été présentée comme une nécessité démocratique voire une obligation dans le cadre des droits individuels de conscience et de pratique religieuse. Dans cette perspective, la victimisation due à l’interdiction du port de foulard dans les services publics et les universités a été instrumentalisée à outrance par le pouvoir, un temps soutenu par des libéraux « laïcs » du pays qui y voyaient un symbole d’oppression séculariste.
Or, depuis, l’eau a coulé sous les ponts du Bosphore. Cette visibilité islamique est désormais devenue la « norme », le foulard islamique est désormais partout, et les constructions de mosquées n’ont jamais été autant rapides. Là aussi, alors qu’au début les « laik », – souvent kémalistes et aussi nationalistes que les conservateurs –, avaient été rassurés par des déclarations du leader garantissant les libertés au sujet de _hayat tarzı _(style de vie), désormais, ils forment une minorité inquiète. Leur préoccupation porte surtout sur une transformation de l’éducation publique créant de générations formées aux valeurs et manières d’être islamiques, dans des écoles d’_imams-hatips _(devenues des écoles normales) et/ou entre les mains des confréries musulmanes de plus en plus présentes et légitimées.
Là aussi, l’AKP, suivant son leader, a préféré se placer derrière la majorité conservatrice, clivant à outrance la société et surfant allégrement à travers les polémiques quant à l’habillement des femmes, l’avortement, le mariage religieux ou l’adultère.
Le choix du clash avec les Kurdes
Enfin, une troisième fracture identitaire profonde concerne l’ethnicité. Il existe dans la société de la Turquie une majorité turque, souvent nationaliste et une conséquente minorité kurde, là aussi souvent nationaliste. Les Kurdes sont majoritairement des sunnites mais du courant Shaféite (alors que les Turcs sont Hanéfites) et en minorité Alévis comme la minorité des Turcs. Après une période de négociations avec les Kurdes, le pouvoir a choisi le clash et, depuis, utilise la religion comme le point de rencontre des Turcs et Kurdes, accusant les militants kurdes ou des simples défenseurs de droits, d’« athées » ou de « Zoroastriens », termes proférés comme des insultes suprêmes.
Ainsi les libertés religieuses en Turquie contemporaine sont comprises quasi exclusivement comme des libertés bénéficiant aux Turcs sunnites traditionnels. Du moins, tant que ces derniers ne mettent pas en danger l’autorité de l’État, qui est devenue synonyme de l’autorité de Recep Tayyip Erdogan. Autrement dit, les pôles de pouvoirs concurrents venant de ces mêmes majorités sont également combattus, y compris dans le domaine des libertés religieuses.
La dernière victime en est la confrérie Gülen, de tradition musulmane sunnite et nationaliste, issue du mouvement tentaculaire des confréries Nurcu, longtemps associé au pouvoir de l’AKP. Elle est devenue à son tour la bête à abattre car perçue comme trop gourmande en terme de pouvoirs politiques et administratifs. À qui le tour ?
Samim Akgönül, Université de Strasbourg
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Crédit image : Flickr/CC – Brian Jeffery Beggerly