Le 25 janvier dernier, Donald Trump a déclaré vouloir "nettoyer" Gaza en organisant un plan de déplacement massif de ses deux millions d’habitants (estimation avant le début de la guerre, en octobre 2023) vers la Jordanie ou l’Égypte. Cette annonce a réjoui l’extrême droite israélienne et les sionistes religieux juifs, comme Bezalel Smotrich, ministre des finances, et Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale (2022-janvier 2025), qui défendent une politique d’encouragement à l’"émigration volontaire" des Gazaouis. Ce discours, en rupture avec le déni de l’expulsion des Arabes palestiniens très présent dans l’histoire officielle du sionisme depuis la Nakba, marque un tournant politique en Israël.
Cependant, les desiderata de l’administration Trump ne peuvent pas être considérés uniquement comme un simple alignement sur l’extrême droite israélienne ou un gage donné au gouvernement actuel en échange de son accord pour un cessez-le-feu avec le Hamas (en vigueur depuis le 19 janvier 2025). Le plan de Trump reflète également ce que certains sionistes chrétiens défendent politiquement depuis des décennies, sur la base d’interprétations spécifiques de la Bible.
Déplacer la population arabe pour séparer Arabes et Juifs, seul horizon de paix en Israël ?
L’idée de séparer deux peuples irréconciliables est présente dans les discours des sionistes chrétiens. En 1988, en pleine Intifada, William Lovell Hull (1897-1992), un pasteur pentecôtiste canadien et fervent partisan d’Israël, a soumis un plan de paix à Yitzhak Shamir, premier ministre israélien et ardent défenseur du "Grand Israël", et à Joe Clark, secrétaire d’État aux affaires extérieures du Canada.
Pour Hull, la paix ne pouvait être acquise qu’en séparant physiquement les Juifs et les Arabes. Il tirait cette conclusion de son interprétation du récit biblique de Jacob et Ésaü, des frères jumeaux dont l’inimitié rendait leur coexistence sur la terre de Canaan quasiment impossible. Comme il est courant chez les chrétiens fondamentalistes, Hull établissait un parallèle entre les temps bibliques et l’actualité contemporaine, associant la terre de Canaan à l’Israël contemporain, Jacob aux Juifs et Ésaü aux Arabes.
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Hull considérait la décision d’Ésaü de quitter Canaan et d’y laisser vivre son frère pour se rendre sur le mont Seïr, dans l’actuelle Jordanie, comme "le seul moyen de sortir d’une situation impossible". C’est précisément sur cette séparation volontaire et consentie par Ésaü – associé aux Arabes – que le pasteur Hull faisait reposer tout son espoir pour parvenir à la paix en Israël.
Lors de la première Intifada, l’État israélien faisait face, comme aujourd’hui, à un choix cornélien entre deux options. La première, intégrer Gaza et la Cisjordanie à Israël, aurait transformé, selon Hull, le pays en une nation majoritairement arabe, le taux de natalité étant plus élevé au sein des populations arabes. Une telle situation pourrait conduire à l’adoption d’une loi d’apartheid, solution qu’il jugeait moralement inacceptable tant pour les Arabes que pour les Juifs. La deuxième option, la création d’un État arabe en Cisjordanie, n’était pas non plus viable pour Hull, car elle permettrait aux Palestiniens, membres de l’OLP à son époque ou du Hamas aujourd’hui, de stocker des armes près des villes israéliennes, menaçant ainsi directement les Juifs israéliens.
Face à cette alternative, Hull proposait une troisième option : que les Arabes palestiniens se déplacent en Jordanie en échange de compensations afin de préserver l’État d’Israël.
"Le seul espoir de paix, écrivait-il, serait que tous ceux d’Ésaü (les Arabes) rejoignent leurs frères dans la partie de la Palestine qui s’appelle aujourd’hui la Jordanie. Tout autre choix pourrait éventuellement conduire au même résultat, mais au prix d’une guerre ouverte et de la perte de nombreuses vies humaines."
Cette solution apporterait, outre la paix en Israël, espérait-il :
"Une nette amélioration des conditions de vie des Arabes vivant actuellement en Israël, et favoriserait une relation amicale entre les Juifs et les Arabes."
Le défi, d’après le révérend, était que peu de gens étaient conscients de cette solution, qu’il s’agisse des responsables politiques ou de l’opinion publique.
Le coût économique et politique du plan Trump
Ce pasteur se serait peut-être réjoui d’entendre Donald Trump vouloir déplacer les Gazaouis dans les pays arabes voisins et d’ajouter, depuis la Maison Blanche aux côtés du premier ministre israélien, vouloir acquérir le contrôle de la bande de Gaza sur le long terme, pour en assurer la démilitarisation et la reconstruction. Tout cela pour la transformer en "Riviera du Moyen-Orient". Ce nouvel Eldorado serait offert à d’autres qu’aux Gazaouis. Ces derniers, durement frappés, se verraient promettre un avenir meilleur en Jordanie et en Égypte et ne pourraient, selon Trump, que s’en trouver satisfaits, au point de ne plus vouloir revenir chez eux.
Que ce plan soit contraire au droit international humanitaire et méprise le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est indiscutable. Mais une fois passé l’effet de surprise de cette annonce qui, il faut le souligner, a été lue et donc préparée par l’administration Trump, une autre question s’est rapidement imposée dans les débats : qui va en assumer le coût financier et politique ? Les États-Unis ? Il n’en semble pas question. Dans le plan du pasteur Hull, la responsabilité du coût financier d’un tel transfert de population devait revenir à quelques Juifs aisés, mais surtout à l’État israélien, qui aurait pu alors mettre à profit son expérience d’aide au développement dans les pays africains, basée sur sa propre expérience de désert devenu "pays où coulent le lait et le miel". L’argent et le flux de population, pensait-il, enrichiraient la Jordanie qui "gagnerait ainsi en importance et en respect dans le concert des nations". Est-ce également le plan de Trump ? La question reste ouverte.
Jusqu’à présent, les principales décisions de Donald Trump susceptibles de satisfaire un électorat évangélique conservateur et sioniste chrétien (bien plus que l’électorat juif américain), comme la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le Golan occupé (2019) et le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem (effectif en 2020), n’ont quasiment rien coûté.
Cette fois-ci, le plan de Trump pour Gaza, s’il se concrétise, pèsera certainement plus lourd sur le plan politique que sur le portefeuille. L’Égypte et la Jordanie ont déjà exprimé leur opposition. Il est peu probable que l’Arabie saoudite – que Trump aimerait bien ajouter à la liste des signataires des accords d’Abraham (normalisation des relations, en 2020, entre, d’une part, Israël, et de l’autre, avec les Émirats arabes unis, avec Bahreïn, avec le Maroc, pus avec le Soudan) qui ont cristallisé l’invisibilisation de la question palestinienne – prenne le risque de se mettre à dos une opinion publique arabe qui reste attachée à la création d’un État palestinien.
Mais rien n’est sûr : à ce stade, les Émirats arabes unis semblent ne pas voir d’autres solutions que celle prônée par Washington, tout en restant ouverts à de nouvelles idées.
Israël et les États-Unis, une relation très spéciale et une foi transactionnelle
Avec ce plan, Trump renonce-t-il à sa stratégie transactionnelle ? Oui, en apparence, non si on prend en compte l’influence du sionisme chrétien sur les relations spéciales entre les États-Unis et Israël.
L’un des principaux mantras des évangéliques sionistes est éminemment transactionnel : "Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront." (Genèse 12 : 3) Dans cette logique, le soutien à la politique du gouvernement israélien (de préférence d’extrême droite), considéré comme le représentant de tous les Juifs, est non seulement un devoir sacré pour son propre salut, mais aussi un devoir patriotique pour le bien de la nation.
Pour certains chrétiens sionistes américains, la puissance économique et militaire du pays est le signe de cette bénédiction divine liée à la relation spéciale avec Israël. En outre, à leurs yeux, l’histoire témoigne du sort réservé à ceux qui, comme le IIIe Reich allemand ou l’Union soviétique, ont persécuté leurs populations juives. Ceux qui osent critiquer Israël apparaissent alors comme autant de menaces pour les États-Unis ; cela vaut tout spécialement pour les Juifs américains hostiles à l’extrême droite israélienne, que Trump n’a pas hésité à qualifier de "mauvais Juifs", jugeant pendant la campagne électorale de 2024 que les Juifs se disant prêts à voter pour Joe Biden, puis pour Kamala Harris, étaient ingrats et déloyaux envers les États-Unis, car ils entendaient voter "pour l’ennemi" d’Israël et que, s’il venait à perdre l’élection présidentielle, ils en seraient les responsables directs. D'après Trump, sa victoire était la bonne solution pour les États-Unis, et donc pour Israël… et inversement.
Ce comportement antisémite décomplexé reflète l’ambiguïté permanente qui se cache derrière l’alliance indéfectible entre Israël et les États-Unis. D’un côté, les chrétiens sionistes ont besoin des Juifs, qu’ils considèrent à la fois comme les témoins vivants d’une alliance historique et unique entre Dieu et les êtres humains, mais aussi comme un moyen d’accomplir les prophéties et le retour de Jésus ainsi que son règne de paix : le millénium. Un accomplissement qui, selon leur interprétation, réserve un sort funeste aux Juifs qui ne reconnaîtraient pas Jésus comme leur sauveur.
D’un autre côté, l’État d’Israël, qui se considère officiellement comme l’État-nation des Juifs (loi de 2018) – une finalité en soi pour les sionistes d’extrême droite et sionistes religieux juifs – ne peut perdurer dans ce statut sans le soutien américain, et a fortiori des chrétiens évangéliques sionistes. En définitive, même si les intérêts des uns et des autres convergent, les objectifs finaux divergent sensiblement.
Le rêve américain de Gaza ou l’impérialisme biblique des États-Unis
En se présentant comme celui qui fera de Gaza un lieu idyllique, Trump s’inscrit dans une perspective politique semblable à celle du sionisme chrétien depuis le milieu du XIXe siècle : faire refleurir le désert, en permettant au peuple d’Israël de fouler de nouveau la terre qui lui a été promise.
En attendant, il a déjà publié sur Instagram une vidéo générée par IA qui a surpris même les observateurs les plus blasés de ses communiqués.
Mais plus encore, en exprimant sa volonté de prendre le "contrôle à long terme" de Gaza, Trump ne peut que satisfaire les espérances à tendance impérialiste des sionistes chrétiens.
De fait, un siècle après le début du mandat britannique, une partie de la Palestine se retrouverait de nouveau entre les mains d’une nation chrétienne (ou présentée comme telle) qui s’est fait un devoir d’aider le peuple juif à restaurer sa souveraineté sur la terre que Dieu lui a promise.
Faire respecter cette promesse divine, c’est justement ce à quoi se sont engagés des chrétiens sionistes au plus haut niveau politique depuis le milieu du XIXe siècle, sans discontinuer.
Aujourd’hui comme lors de son premier mandat, le soutien de Donald Trump et des États-Unis à l’État d’Israël ne peut être compris sans être resitué dans cette longue histoire. Benyamin Netanyahou, peut-être plus que tout autre premier ministre israélien, et l’extrême droite religieuse l’ont bien compris, davantage pour leur profit que pour celui d’Israël, et encore moins pour celui des Palestiniens.
Laurent Tessier, Docteur en histoire, spécialiste du sionisme chrétien, École pratique des hautes études (EPHE)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.