Le hadj, le pèlerinage vers la Mecque, l’un des cinq piliers de l’islam, est une nouvelle fois l’occasion d’un conflit larvé entre l’Iran chiite et son voisin wahhabite, l’Arabie saoudite, gardien du principal lieu saint de l’islam, incontournable pour les musulmans et enjeu politique entre les deux grandes puissances du Golfe persique.
Riyad n’a pas accordé de visa aux Iraniens voulant effectuer le hadj, n’ayant pas trouvé d’accord avec Téhéran. C’est le dernier épisode en date d’une tension croissante entre les deux pays dont l’un des points culminants a été le saccage de l’ambassade saoudienne en Iran en janvier dernier suite à l’exécution d’un dignitaire chiite, sujet du royaume wahhabite. Le tout sur fond de conflit militaire par pions interposés comme aux heures de la Guerre froide.
Selon l’Arabie saoudite, l’Iran exigeait que ses ressortissants pussent organiser des manifestations durant le pèlerinage autres que celle du recueillement. Une condition inacceptable pour le royaume qui, outre qu’il considère le chiisme comme une hérésie, se méfie de l’islam révolutionnaire que tente d’exporter son voisin. Ce refus juxtaposé au drame de la bousculade meurtrière lors du hadj de 2015 au cours de laquelle des centaines de personnes perdirent la vie (769 selon les Saoudiens, 2 300 selon l’AFP, 7 000 d’après l’Iran), drame qui vit la responsabilité de Riyad mise en cause, principalement par l’Iran qui avait recensé 464 décédés parmi ses ressortissants, augmente la rancœur du peuple perse.
Histoire d’un conflit multiséculaire
Puissance chiite, l’Iran est considéré comme hérétique par les sunnites. Le schisme dans le monde musulman se fait lorsque, suite à la mort de Mahomet, les chiites désignent Ali, le gendre du prophète qui n’avait pas de fils, comme successeur de ce dernier et donc comme calife ; les sunnites attribuent cette autorité à Abou Bakr, son compagnon d’armes. A l’origine, la dispute quant à la succession concernait donc le mode, dynastique ou électif. Les partisans d’Ali, étaient les Chi’at Ali (parti d’Ali), les partisans de l’élection étaient ceux respectant la tradition, la sunna. L’assassinat d’Ali par les sunnites injecte davantage de venin dans les relations entre les deux branches de l’islam. Une tension qui perdure et a été ravivée lors de la Révolution islamique de 1979, et qui s’exprime souvent lors de l’hadj sur les terres saoudiennes.
L’Arabie saoudite, modèle de sunnisme très rigoureux, le wahhabisme, est le fruit de l’association entre un prédicateur musulman fondamentaliste, Mohammad Ben Abdel Wahhab, et les Saoud. Wahhab prêche un islam si rigoriste qu’il effraie et exaspère les habitants de l’oasis du Nedjd avant de devoir fuir après avoir exigé la lapidation d’une femme adultère. Le théologien reçoit en 1745 l’appui de l’émir d’un oasis voisin, Mohammed Ibn Saoud. Les prémices de la future Arabie saoudite wahhabite sont alors posées.
En 1924, le Roi Abdul-Aziz ibn Saoud instaure son autorité sur les deux villes saintes de Médine et La Mecque qu’il embellit afin d’asseoir sa légitimité dans le monde islamique ; et c’est grâce à son alliance avec les États-Unis, via le Pacte du Quincy du 14 février 1945, que le royaume connaît un essor économique qui, associé à la présence du principal lieu saint de l’islam sur son sol, lui permet de devenir l’acteur majeur dans le monde musulman.
En contrepartie du pétrole, bien fossile stratégique dans les conflits armés, Franklin D. Roosevelt garantit au Roi Abdelaziz Ibn Saoud, descendant de l’émir la protection militaire du régime wahhabite. L’Iran chiite s’oppose, lui, ouvertement aux États-Unis depuis la Révolution islamique, et il tient notamment à utiliser le pèlerinage comme vitrine où exposer sa critique des Saoud, jugés hypocrites, et de leur alliance avec l’Amérique.
Dès que les Saoud prennent autorité sur les deux villes saintes, l’Iran s’inquiète ; en effet, les chiites sont considérés comme des idolâtres par les wahhabites, et la preuve avait déjà été faite de la violence de ces derniers envers eux quand, au milieu du XVIIIe siècle, les wahhabites avaient saccagé des lieux sacrés du chiisme, tels des mausolées ou des mosquées, et exigé la conversion des chiites en échange de la vie sauve. Le Roi tente de calmer le jeu en bridant ses miliciens religieux de l’Ikhwan, tout en confinant socialement et géographiquement les chiites du royaume.
Lorsque le Shah de l’Empire perse est renversé, la tension franchit un cap, les iraniens sont décidés à exporter la révolution islamique. L’Arabie saoudite soutient alors l’Irak du laïque Saddam Hussein qui est entré en guerre contre son voisin iranien pour prévenir toute tentative de révolution sur son territoire partagé entre différentes ethnies et communautés religieuses, dont les chiites. En 2005, le pouvoir chiite désormais au pouvoir en Irak fera exécuter l’ancien dictateur Saddam Hussein, un sunnite, le 30 décembre 2006, le jour de l’Aïd el-Adha, un jour de paix et de pardon pour les sunnites, veille de l’Aïd chiite. Une provocation qui fait l’effet d’une bombe dans tout le monde sunnite, dont le wahhabite.
Le pèlerinage, une vitrine idéologique pour l’Iran
Déjà avant la Révolution islamique, dès le début des années 1960, le penseur iranien Ali Shariati propose une acception progressiste du hadj ; et, en 1971, l’ayatollah Khomeyni, en conflit avec le Shah, souhaite faire du pèlerinage un lieu et un moment de d’échanges où les musulmans évoqueraient les problèmes de l’Oumma, la communauté des croyants, et les difficultés dans leurs pays. Pour la très rigoriste Arabie saoudite, le progressisme n’est qu’une hérésie, et les échanges risqueraient de saper l’autorité des Saoud qui, s’ils prêchent le rigorisme, sont critiqués pour leur mode de vie corrompu.
Elle tolère cependant des manifestations isolées qu’elle surveille. Le pèlerinage est le moment où les deux principales branches de l’islam s’expriment en concurrence, et l’enjeu est également géopolitique. Quand l’Arabie saoudite prévient en 1996 qu’aucune manifestation ne sera autorisée, c’est l’Iran qu’elle vise ; et celui-ci répond que « la manifestation politico-religieuse d’exécration des païens aura lieu cette année à La Mecque, comme les années passées, quelles que soient les circonstances » ; se gardant de nommer son voisin, l’Arabie saoudite réplique en précisant qu’il est « strictement interdit aux pèlerins d’introduire dans le Royaume des livres, des photos ou des tracts à caractère politique ou idéologique » et que les contrevenants seront jugés, ce à quoi l’Iran répond que l’exécration des païens est un devoir du pèlerin. Les Saoud sont visés.
La République islamique d’Iran a l’habitude de revendiquer le droit pour ses ressortissants de manifester lors du pèlerinage et, déjà en 1987, les Saoudiens avaient réprimé dans le sang une manifestation anti-américaine et anti-israélienne initiée par les pèlerins iraniennes. Le lourd bilan (402 morts dont 275 iraniens) conduisit au saccage des locaux diplomatiques saoudiens à Téhéran. Durant trois années, les deux pays n’eurent pas de relations officielles.
Les tensions actuelles semblent recherchées par l’Iran qui ne pouvait ignorer que le royaume wahhabite opposerait son refus à ce qu’il considère comme une provocation. Cette privation de pèlerinage pour les Iraniens se déroule sur fond de conflit militaire à distance entre les deux puissances rivales : l’Arabie saoudite soutient une partie des djihadistes en Syrie et, avant de condamner officiellement l’État islamique qui combat également les chiites en Irak, elle a entretenu des relations suspectes avec lui, alors que l’Iran soutient le Président Assad, un alaouite - un fidèle d’un branche du chiisme -, allié du régime des mollahs, ainsi que l’Irak.
Par ailleurs, l’Arabie saoudite a dirigé les opérations Tempête décisive du 25 mars au 21 avril 2015, et, depuis, l’opération Restaurer l’espoir au Yémen contre les houthis, une tribu largement chiite, qui avaient renversé le président Abd Rabo Mansour Hadi. Le tout sur fond de normalisation des relations de l’Iran avec l’Occident qui a retiré la menace d’intervention militaire placée sur Téhéran, tandis que les Saoudiens se rapprochent spectaculairement de leurs ennemis Israéliens pour faire face à l’ennemi commun iranien. En attendant de voir ce qui adviendra du pèlerinage de 2017, les Iraniens réalisent le leur dans la ville sainte de Kerbala en Irak.
Hans-Søren Dag