
L'espoir d'une transition démocratique durable s'amenuise à mesure que le président Kaïs Saïed consolide son pouvoir.
Le progrès démocratique autrefois salué en Tunisie laisse de plus en plus place à la répression politique.
Il y a près de quinze ans, les appels du pays en faveur de la démocratie avaient résonné à travers tout le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, renversant des dictateurs et insufflant aux citoyens un nouvel élan de liberté. Aujourd'hui, le président tunisien Kaïs Saïed s'appuie sur un pouvoir renforcé pour réprimer et bâillonner toute forme d'opposition.
La semaine dernière, un tribunal tunisien a condamné près de quarante responsables politiques, médiatiques et économiques à des peines de prison, les considérant comme des menaces à l'autorité croissante de Saïed. Certains ont été lourdement sanctionnés, avec des peines allant jusqu'à soixante-six ans de réclusion.
Ce verdict s'inscrit dans une série alarmante de répressions menées par le gouvernement contre des individus et des groupes jugés problématiques. L'ampleur des arrestations et la sévérité des peines laissent redouter une intensification inquiétante de la dérive autoritaire du régime.
Pourtant, cette répression n'a jusqu'à présent pas modifié la vie de William Brown, pasteur de l'Église Réformée de Tunisie (ERT). Un dimanche ordinaire, il traverse un pâté de maisons d'appartements de style colonial français, entre dans une cour ornée de bougainvilliers, puis pénètre dans un sanctuaire. Nous sommes dans la capitale, Tunis, et il se prépare à prêcher.
Les quelque 120 membres de la communauté ont des parcours variés. L'un d'eux, ancien astrologue, a vu toute sa cosmologie bouleversée après avoir lu la Bible ; il a demandé à être baptisé et dirige aujourd'hui la liturgie lors des cultes. Une autre a découvert le christianisme en ligne, en a parlé à sa mère et a fait face à sa désapprobation. Plusieurs années plus tard, celle-ci a fait un rêve où Jésus lui est apparu et l’a exhortée à lire la Bible. À son réveil, elle a obéi et confessé sa foi en Christ. Une autre encore est une jeune Tunisienne, ancienne communiste après avoir rejeté l'islam, qui a ressenti le besoin de trouver un but supérieur ; elle a été récemment baptisée.
Cependant, la majorité des fidèles de cette église vieille de 143 ans vient d'Afrique subsaharienne : certains sont étudiants à Tunis, d'autres ne font que passer avant de rejoindre l'Europe. Quelques expatriés américains et canadiens assistent aussi aux cultes dominicaux.
Né en Virginie et élevé par des parents missionnaires en Afrique de l’Ouest, Brown s'est installé à Tunis en 2002. Il a été témoin de l’élan d’optimisme suscité par le Printemps arabe de 2011, ce mouvement initié en Tunisie qui a ravivé l’espoir des droits humains et religieux dans toute la région.
Aujourd’hui, cependant, le pays est revenu à une gouvernance autocratique. Saïed considère le christianisme comme une force étrangère, contraire au mode de vie tunisien, et comme une menace pour sa vision nationaliste étroite de l’identité du pays.
Ce constat est d'autant plus ironique que des chrétiens vivaient sur l'actuel territoire tunisien dès les premières décennies suivant la Résurrection, même si le parcours précis de l'Évangile dans la région reste incertain.
Le célèbre apologète chrétien Tertullien, né à Carthage en 160, a établi des doctrines fondamentales de l'Église qui ont inspiré le martyr Cyprien, puis Augustin, évêque d'Hippone (aujourd'hui Annaba, en Algérie). La présence chrétienne dans la région demeura forte jusqu’à la conquête musulmane du 7ᵉ siècle, qui réduisit la communauté chrétienne à une minorité, minorité qui subsiste encore aujourd'hui.
Les Tunisiens ont ensuite connu la domination de nombreux empires, avant que les Français ne prennent le contrôle du pays à la fin du 19ᵉ siècle. Après son indépendance en 1956, la Tunisie s’est montrée plus tolérante envers les minorités religieuses que nombre de ses voisins, protégeant même la liberté religieuse dans sa Constitution.
Durant les premières décennies post-indépendance, une expression libérale de l’islam coexistait avec le christianisme. Mais en 1987, l’arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali inaugura une période de corruption et de paranoïa, marquée par un strict contrôle de tous les mouvements minoritaires, y compris des églises tunisiennes.
Le 17 décembre 2010, un jeune homme désespéré s'immola par le feu devant un bureau gouvernemental à Sidi Bouzid. Révolté par les décennies de régime autoritaire de Ben Ali, Mohamed Bouazizi posa cet acte ultime de protestation dans l'espoir d'une liberté qu'il pensait inatteignable.
Sa mort déclencha le Printemps arabe, qui provoqua la chute de Ben Ali et embrasa, sous diverses formes, tout le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord pendant 15 ans.
Le mouvement déclencha des guerres civiles en Libye, au Yémen et en Syrie ; il provoqua la chute de dictateurs dans trois pays d’Afrique du Nord ; et lança en Tunisie une transformation politique prometteuse. En 2014, le pays organisa ses premières élections libres et équitables, sa transition démocratique fut couronnée par un prix Nobel de la Paix et marquée par plusieurs transferts pacifiques du pouvoir. Beaucoup croyaient alors que la Tunisie échapperait au retour du despotisme.
Pourtant, après son élection il y a six ans, l'ancien professeur de droit Kaïs Saïed a systématiquement démantelé les acquis démocratiques au nom de la protection d'une identité tunisienne définie principalement comme arabe, musulmane et sans affiliation politique.
Avec une approche politique qui rappelle étrangement l’autoritarisme d’avant la révolution et une profonde méfiance envers tout ce qui est étranger, Saïed a développé une politique étrangère isolationniste et a rejeté un prêt crucial de près de 2 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI), par défiance envers les institutions financières internationales.
Saïed a modifié la Constitution afin de centraliser le pouvoir entre ses mains. Dissolvant le Parlement et les principales cours nationales, il s'est de facto installé comme chef du ministère public et seule autorité capable de révoquer tout juge, et ce sur des motifs pratiquement sans limite. Le gouvernement de Saïed est désormais une arme braquée contre ses opposants — et la minorité chrétienne tunisienne est en pleine ligne de mire.
Dans la dernière version de la Constitution, Saïed a introduit une disposition chargeant l'État de protéger l'islam et de garantir sa prééminence. Un expert constitutionnaliste a estimé qu'il « fondait un État religieux ». Si le christianisme et même la conversion ne sont pas techniquement illégaux, Brown explique que les autorités tunisiennes commencent à utiliser de petites infractions — telles que les permis de se réunir, les codes de construction ou les enregistrements administratifs — pour perturber les activités des églises.
Cette gestion tatillonne oblige Brown à consacrer beaucoup de temps pour assurer que l'ERT respecte chaque règlement en vigueur. L'église limite désormais la taille des rassemblements dans les maisons. (L’église dispose d’un agent de sécurité, mais celui-ci est mis à disposition par le ministère de l’Intérieur.)
Le sentiment anti-immigration dans le pays a encore compliqué la vie de nombreux chrétiens tunisiens. Environ 16 500 réfugiés et migrants, originaires d’Afrique subsaharienne, se sont enregistrés auprès du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, bien que beaucoup soient entrés en Tunisie sans enregistrement officiel.
En présentant la population immigrée comme une menace pour la composition démographique et le mode de vie tunisien, Saïed a fait des migrants — majoritairement chrétiens — les boucs émissaires des profondes difficultés économiques du pays. En 2023, il a même affirmé dans une vidéo qu’ils faisaient partie d'un « complot » criminel.
Bien qu'aucune preuve n'étaye ces accusations, elles ont normalisé et encouragé les violences racistes dans tout le pays, incluant des vols et des agressions au couteau. En 2023, les autorités tunisiennes ont arrêté 1 200 migrants originaires d’Afrique subsaharienne, détruit leurs biens et, selon certaines allégations, leur ont infligé des violences physiques et sexuelles avant de les expulser à la frontière libyenne.
Parallèlement, toute personne critiquant publiquement le gouvernement risque de plus en plus des poursuites judiciaires. En 2022, Saïed a promulgué le décret-loi 54 — censé lutter contre la cybercriminalité — interdisant la diffusion de « fausses informations », une notion vague et subjective.
Depuis, son administration a instrumentalisé cette loi pour étouffer la dissidence, entraver le travail des avocats et sanctionner les journalistes et autres citoyens exprimant des critiques à l'égard du gouvernement. Plusieurs opposants politiques récemment condamnés ont été arrêtés en vertu de cette législation.
Brown veille à ce que les nouveaux convertis ne croient pas que leur foi rendra automatiquement la vie plus facile. Au cours de ses plus de vingt années passées en Tunisie, l'économie a toujours été fragile et, pour la plupart de ses paroissiens locaux, atteindre un niveau de vie de classe moyenne est demeuré un espoir incertain.
Comme l’écrivait Saint Augustin, qui passa une grande partie de son ministère à Carthage, la grâce de Dieu est destinée « non pas à épargner les souffrances aux gens de bien, mais à leur donner la force de les supporter avec courage, avec une fermeté puisant sa force dans la foi ». Cet esprit augustinien est de plus en plus indispensable pour l’Église de Tunisie.
Dans le sillage des répressions brutales du gouvernement, des arrestations et des emprisonnements souvent arbitraires, l’incertitude grandit parmi les minorités politiques, ethniques et religieuses du pays.
La Tunisie, qui incarnait encore récemment l’espoir de l’autodétermination dans la région, est aujourd’hui au bord de sombrer dans une situation peut-être pire que celle qui précédait sa révolution. Le déclin démocratique, combiné à une montée du nationalisme, de l’isolationnisme et de l’autocratie, menace d’inaugurer une nouvelle ère de répression, qui pourrait définitivement clore la saison d'espérance née du Printemps arabe.
Luke Waggoner
Un article de Christianity Today. Traduit avec autorisation. Retrouvez tous les articles en français de Christianity Today.