Le mystère de la « Grande démission » : Comment expliquer les difficultés actuelles de recrutement en France ?

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Ça y est, la « Grande démission » (« Big Quit ») arrive en France. La vague de départs volontaires enregistrée aux États-Unis l’été dernier, plus de 4,3 millions de salariés au seul mois d’août, du jamais vu depuis que les statistiques américaines sur les démissions existent, atteint aujourd’hui l’Hexagone. Elle semble toucher tous les salariés, les moins comme les plus qualifiés, dans les PME et les grands groupes.

Les chiffres et les exemples sont sans appel. D’après la Banque de France, 300 000 emplois restent actuellement à pourvoir. Selon Numeum, l’association représentative du secteur du numérique, il manquerait environ 10 000 ingénieurs informatiques en France. La dernière étude de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) évalue à 80 % la proportion de ses membres confrontés à des difficultés de recrutement liées à une pénurie de main-d’œuvre.

Or, si la crise sanitaire vient mettre l’accent sur ce phénomène, il n’est pas nouveau et c’est précisément ce qui inquiète les entreprises. En 2018, d’après l’Insee, 45 % des entreprises, tous secteurs confondus, déclaraient faire face à des difficultés de recrutement, contre seulement 21 % en 2015.

Insee (2018)

Cette tendance concernait déjà tous les secteurs. Selon une étude du ministère du Travail, 6 métiers sur 10 étaient ainsi en forte tension de recrutement en 2019, contre 1 sur 4 en 2015, en particulier dans les secteurs de l’aide à domicile, du transport routier, de la production industrielle, de l’hôtellerie et de la restauration. Un des premiers défis des agences d’intérim est désormais de trouver des candidats qui se présentent au premier jour d’embauche.

« Ruptures »

Comment l’expliquer ? Une première raison tient au déséquilibre entre l’offre et la demande. En effet, le taux de chômage, attendu à 7,6 % d’ici à la fin de l’année en France, est à son plus bas niveau depuis 2008, et si c’est une bonne nouvelle pour les salariés, cela crée inévitablement des tensions sur le marché de l’emploi.

Un autre fait marquant tient dans l’incapacité de certaines filières de formation à répondre aux besoins des employeurs, ce qui oblige ces derniers à diversifier considérablement le profil de leurs nouvelles recrues, sur des métiers en tension, comme nous l’a confié le DRH d’un grand groupe du secteur de l’énergie :

« On a beaucoup de mal à recruter des opérateurs, alors on a mis en place des méthodes d’évaluation qui nous ont permis d’intégrer des boulangers ou des esthéticiennes qui n’ont pas les compétences techniques. Mais on les a choisis, sans tenir compte de leur CV, parce qu’ils ont les socles de compétences indispensables comme la rigueur et le respect de consignes, ensuite nous les formons et les développons à nos métiers ».

Cependant, il semble que ces explications, d’ordre macroéconomique, ne suffisent pas à comprendre les pénuries de main-d’œuvre actuelles. En effet, à celles-ci s’ajoute un phénomène plus diffus, plus difficile à mesurer statistiquement mais tout aussi important : les salariés remettraient de plus en plus souvent en cause le pacte social et moral aujourd’hui proposé par les entreprises.

Encore une fois, le phénomène n’est pas nouveau, mais la longue période de questionnement que la crise sanitaire a engendrée semble avoir joué un rôle de catalyseur pour beaucoup de salariés, en particulier les plus jeunes, qui n’hésitent plus désormais à quitter leur emploi.

Ruptures, film documentaire « coup de cœur » du nouveau Festival international du film écologique et social de Cannes, est à ce titre révélateur. Ce film d’Arthur Gosset raconte le parcours de six jeunes diplômés d’écoles de management qui remettent en cause le modèle économique contemporain et aspirent à trouver du sens à leur travail. « Au bout de quelques mois, je réalise que j’étais dans un bullshit job » ; déçue, cette jeune salariée en poste chez un leader américain du secteur de la grande distribution décide alors de démissionner.

Bande-annonce du film documentaire Ruptures (2021).

C’est une façon pour elle de rejeter le modèle consumériste de l’époque. Les questions environnementales deviennent par exemple de plus en plus prégnantes, comme en témoigne la directrice générale d’Oracle France dans un article des Échos : « Avant, on nous demandait des voitures de fonction diesel, maintenant on nous demande si l’entreprise pollue et ce qu’elle fait pour limiter ses émissions carbone ».

Salarié liquide

Ce phénomène de démissions massives et de remise en cause du pacte économique et social avec les entreprises peut notamment s’analyser à travers le prisme de la société liquide proposé par le sociologue Zygmunt Bauman :

« Une société “moderne liquide” est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routine. »

Le sociologue Zygmunt Bauman, lors d’une conférence en 2013.
Flickr, CC BY-SA

Dans une société où les entreprises gèrent à flux tendus et font l’apologie du changement permanent, les salariés apparaissent de plus en plus isolés les uns des autres, comme nous l’avons montré dans un article à paraître dans la Revue française de gestion. On pense évidemment au télétravail, mais également au mouvement de fond engendré par la désyndicalisation et la fin des solidarités salariales traditionnelles.

Les entreprises ont en quelque sorte renversé le pacte social qui les unissait à leurs collaborateurs en individualisant leurs parcours professionnels, en les rendant acteurs de leur développement professionnel. La notion de carrière a ainsi été vidée de son sens et remplacée par celle d’employabilité.

Enfin, les entreprises mettent en place des stratégies de marketing RH et cherchent à renforcer leur marque employeur en développant l’expérience collaborateurs pour attirer les meilleurs candidats. Mais ce faisant, elles ne font que renforcer le rapport consumériste des salariés, un comportement qui semble désormais se retourner contre elles.

Les entreprises sont donc désormais à la croisée des chemins : soit elles continuent de s’engager dans ce modèle de liquéfaction du marché du travail en développant des techniques de marketing RH toujours plus sophistiquées et en offrant des bonus à leurs collaborateurs, très efficaces pour les fidéliser à court terme ; soit elles cherchent à repenser le rapport au travail et le pacte social et moral qui les unit à leurs salariés.

Dans ce contexte et comme le montre une étude sur le départ volontaire que nous avons menée récemment, la question du sens dans l’activité professionnelle apparaît déterminante pour éviter les comportements consuméristes au travail. Les individus formés et informés ne peuvent se contenter d’appliquer des procédures rigides sans comprendre l’objectif de ces dernières. Le défi des entreprises est donc aujourd’hui de faire en sorte que leurs collaborateurs soient positionnés dans un cadre qui fasse sens pour eux et qu’ils aient conscience de l’importance de leur mission.

Vincent Meyer, Professeur assistant en gestion des ressources humaines et théorie des organisations, EM Normandie – UGEI; Jean-Denis Culié, Professeur en gestion des ressources humaines, EM Normandie – UGEI; Jean-François Garcia, Professeur assistant en gestion des ressources humaines, EM Normandie – UGEI et Thomas Sorreda, Professeur de Management, EM Normandie – UGEI

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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