Peu de gens le savent, mais le centre du Mali est marqué par une histoire politique et religieuse d’importance majeure.
C’est dans cette région que les derniers États précoloniaux indépendants – l’État islamique de Hamdallahi, puis ceux de Ségou et de Bandiagara – se sont imposés à travers deux djihads successifs au XIXe siècle. C’est aussi une zone écologiquement riche et contrastée de presque 80 000 km2, où vivent quelque 2,8 millions d’habitants – Dogons, Peuls, Bozos, Bambaras, Songhays, etc. – qui constituent ensemble une mosaïque de communautés socioprofessionnelles interdépendantes.
Dans un contexte où les histoires se superposent, les ressources naturelles sont en partage et les cultures enchâssées, les sources de conflits sont multiples. La région est vue de Bamako comme « le nord » : pour les habitants d’une capitale hors sol, préservée des affres des conflits, tout ce qui se trouve au-delà de la région de Ségou (située à environ 200 km de Bamako) est perçu comme tel, c’est-à-dire linguistiquement et culturellement différent et potentiellement « rebelle ».
Politiquement marginalisée depuis l’époque coloniale et sous-administrée, la zone a vécu de profonds bouleversements qui ont impacté les structures sociales, mais aussi, de façon plus spécifique, les modes de régulation entre communautés. Colonisation, abolition de l’esclavage, indépendance, sécheresses, démocratie, décentralisation, croissance démographique, politiques de développement qui peinent à articuler agriculture et élevage : autant de facteurs qui déstabilisent les relations intercommunautaires. S’y ajoute le conflit qui a éclaté dans le nord du pays en 2012, où la défaite de l’armée malienne a marqué symboliquement la fin du monopole légitime de la violence par l’État.
L’interprétation par le djihad : les limites de l’expertise et de l’analyse par catégorie
Dès les années 2000, le Mali fait l’objet d’une attention particulière du fait de l’implantation d’une katiba (terme militaire arabe désignant une brigade ou une compagnie) du GSPC algérien dans le nord-est et de l’enlèvement d’Occidentaux. De nombreux rapports et études sont commandés par les acteurs institutionnels, principalement étrangers, qui proposent autant de grilles de réflexion sur les dynamiques conflictuelles et modélisent les solutions.
Du côté de la France, principal acteur occidental impliqué, les analyses traduisent une vision sécuritaire, souvent importée d’autres contextes : le Mali a d’abord été inclus dans un « Arc de crise » qui couvrait une large partie du monde musulman, avant d’être qualifié d’« État failli » et de devenir le théâtre de la « guerre contre le terrorisme » menée par la France.
Ces grilles de lecture par le haut, qui questionnent peu le postulat « djihadiste », ont été remises en question au profit d’approches fondées sur des facteurs locaux et non nécessairement religieux, notamment à la suite de ce qu’on a appelé le « glissement » du djihad vers le centre à partir de 2015. En 2012, l’attention internationale était en effet focalisée sur les groupes djihadistes qui opéraient dans les régions septentrionales du pays. À partir de 2015, la présence de groupes se réclamant du djihad s’est intensifiée dans le centre, ce qui a été présenté comme une « dissémination », une « contagion » depuis le nord.
Parmi ces approches, l’hypothèse du conflit intercommunautaire a été proposée, surtout avec l’apparition de la katiba Macina dirigée par Hamadoun Koufa. Initialement dénommé par les médias « Front de libération du Macina », ce groupe affilié à l’organisation Ansâr ed-Dîn est apparu début 2015 et a revendiqué plusieurs attaques, notamment celle ayant visé l’hôtel Radisson de Bamako en novembre 2015. Les populations peules, ou identifiées comme telles parce qu’elles sont de langues peules – selon les critères de filiation assignés par les Peuls de statut libre, tous les groupes fulaphones ne sont pas considérés comme Peuls stricto sensu ; c’est notamment le cas des esclaves –, sont accusées de pactiser avec les groupes djihadistes, entraînant en réaction la formation de groupes d’autodéfense (dogons, bambaras, mais aussi peuls selon les régions) sur des bases communautaires.
Ce point de vue a été critiqué pour son approche ethnicisante et sa partialité, les groupes d’autodéfense étant perçus comme autochtones et, pour certains, progouvernementaux, là où les Peuls étaient collectivement considérés comme allochtones et djihadistes. Partant, une autre hypothèse s’est imposée plus récemment : celle d’une crise des modes de production et du pastoralisme qui expliquerait la paupérisation et la marginalisation des éleveurs.
Si ces analyses ne sont pas sans pertinence, elles ne sont pas non plus sans défauts, surtout lorsqu’elles reposent sur des catégories préconstruites qui labellisent les acteurs (groupes terroristes, milices d’autodéfense…).
Au-delà de ce biais méthodologique, le travail de catégorisation a aussi des conséquences lorsqu’il faut concevoir une sortie de conflit : d’une part, on ne conclut pas (ou difficilement) la paix avec des terroristes, et d’autre part, la catégorisation se traduit souvent par l’importation non contextualisée de solutions externes, dont on voit les limites ici comme ailleurs : processus de DDR (désarmement, démobilisation et réintégration), initiatives de réconciliation communautaire, déradicalisation…
Enfin, ces lectures par catégorie ont un corollaire : l’analyse de contexte. Il faut certes en tenir compte, mais le biais de cette démarche assez spécifique au marché de l’expertise est de considérer la dimension sociohistorique comme un facteur parmi d’autres du contexte, au profit d’une analyse court-termiste qui réifie les situations.
Le djihad ou la rhétorique de la lutte contre les « exploiteurs »
En réalité, dans cette région qui fait le lien entre nord et sud, les luttes de pouvoir visant la stratification sociale et la chefferie sont au cœur de la conflictualité et ont pavé la voie à la poussée « djihadiste ». L’appel au djihad lancé en 2015 par Hamadoun Koufa illustre bien cette situation : sa rhétorique contestataire contre les élites – autant politiques que traditionnelles – rencontre l’attention d’une partie des populations peules, essentiellement pasteurs nomades et descendants d’esclave.
De ce constat émerge une hypothèse peu mise en avant, mais qui éclaire autrement la violence des groupes se réclamant du djihad, et plus globalement la conflictualité au centre du Mali : la fragmentation du monopole légitime de la violence par l’État a mis à jour des antagonismes non réglés et permis aux groupes sociaux dominés ou déclassés d’opérer une sorte de retour sur l’histoire, sous forme de règlement de comptes des régimes de domination sociale et politique qui se sont maintenus au fil des époques.
Partie prenante du monde peul et incarnant l’idéal poétique du nomade sahélien suivant son troupeau, les griefs de certains pasteurs nomades sont dirigés contre les lignages détenant les droits d’accès aux herbages depuis le XIXe siècle – les Jooro’en –, qui ont imposé depuis plusieurs décennies des taxes disproportionnées avec la complicité de certains agents de l’administration.
Dans le Delta intérieur du Niger et jusqu’au Hombori, des pasteurs ont ainsi constitué ou rallié des katibas qui ciblent l’aristocratie et les élites communautaires, au nom de ce qu’ils considèrent comme une lutte pour la libération.
Dans le Guimbala (région de Niafunké), des pasteurs servent plutôt d’auxiliaires au service des katibas et sont chargés de prélever la zakat, l’impôt religieux, sur les troupeaux des propriétaires. D’autres acteurs participent de cette économie du djihad, notamment les voleurs de bétail – les terere –, qui connaissent les circuits commerciaux parallèles et assurent la vente des animaux prélevés.
Outre les pasteurs nomades, les katibas recrutent au sein d’une communauté liée au monde peul, mais historiquement marquée par l’économie esclavagiste de celui-ci. Il s’agit des Riimaybe, terme devenu un ethnique, mais qui signifie littéralement « ceux qui ne sont pas nés » par opposition aux Rimbe, « ceux qui sont nés ». Il s’agit là d’une opposition quasi structurale entre l’individu qui appartient à un autre et qui n’est donc né de personne si ce n’est de son maître, et l’individu qui est de statut libre parce qu’il s’inscrit dans une filiation peule avérée (lignage, clan et tribu).
Ces communautés d’origine servile se sont autonomisées économiquement et ont massivement opté pour la scolarisation des enfants. Pourtant, les Riimaybe conservent une sorte de stigmate de la servitude aux yeux des anciens maîtres, qui les déclasse socialement et les écarte du pouvoir. Ces descendants d’esclaves constituent la base d’un second mouvement de lutte au centre du Mali.
Dans le Sanari (région de Djenné) et le Macina (région de Mopti), d’autres Riimaybe ont noué des alliances avec des groupes d’autodéfense non peuls qui se réclament de la confrérie des chasseurs traditionnels donso, se présentant comme rempart contre les « Peuls esclavagistes ».
Le besoin de protection apparaît ici comme la première motivation des ralliements auprès des groupes armés qui exercent localement le monopole de la violence. Mais dans les zones de Nantaka et Koubi, au nord de Mopti, c’est l’arbitrage des djihadistes qui est recherché pour dénouer des conflits fonciers.
Au-delà des logiques de protection et d’arbitrage, les différents recours sont toujours locaux et opportunistes, témoignant d’une conflictualité liée à la mobilité sociale.
Les violences des groupes djihadistes renvoient à des luttes d’émancipation au sein même du monde peul : statutaire et politique pour le cas des Riimaybe, économique pour celui des pasteurs nomades. Ces luttes visent toujours ceux qui sont vus comme « exploiteurs », qu’ils soient d’anciens maîtres ou qu’ils exercent des droits indus sur les pâturages.
Si cette hypothèse est recevable, il faut alors s’interroger sur la genèse historique de cette violence et sa spécificité. Les ressorts de la conflictualité dans le centre du Mali mettent en jeu des alliances officielles, des pactes implicites et des histoires parallèles mal connues ou négligées par les études de contexte, alors qu’elles induisent une fragmentation des rapports de force.
Le djihad ou l’histoire de l’État islamique qui ne passe pas
Ces histoires s’enracinent dans le djihad conduit par l’État islamique de Hamdallahi – Diina en langue peule –, qui a bouleversé le XIXe siècle et constitue aujourd’hui encore la référence historique de la communauté peule, mais aussi des autres communautés de la région, pour qui l’époque était particulièrement dure.
Toutefois, cette mémoire parfois traumatique tient moins aux dimensions religieuse et politique de l’État islamique qu’à la reconfiguration socio-économique forcée qu’il a opérée en sédentarisant la population peule d’une part, et en mettant en place une administration de la servitude d’autre part.
La politique de sédentarisation a concerné l’ensemble des clans peuls qui ont été contraints de former des localités – les wuro – et de mettre en valeur un terroir incluant des communautés d’agriculteurs assujettis et des Riimaybe.
Si ces chefferies possédaient toujours des troupeaux, elles ne participaient plus à la vie pastorale. Celle-ci revenait à un groupe socioprofessionnel constitué par l’État, qui forme encore aujourd’hui une communauté fermée et fortement endogame, exerçant un monopole sur le confiage d’animaux. Cette activité économique consiste à confier les troupeaux de différents propriétaires à un pasteur qui, en retour, est rémunéré soit en argent, soit en nature (une partie du croît des animaux). Quoiqu’antérieur à cette époque, ce système a été codifié au XIXe siècle, par l’État islamique de Hamdallahi.
Mais depuis quelques décennies, marquées par les insuffisances de la décentralisation, ces pasteurs, qu’on qualifie de « Peuls rouges » (Fulbe wodebe) en raison de la couleur claire de leur peau, subissent une pression fiscale croissante des chefferies qui contrôlent l’entrée des grands herbages, accélérant leur paupérisation et leur déclassement social.
Quant à la question de l’esclavage, elle est en partie la conséquence des besoins générés par l’État islamique pour ses activités stratégiques qui étaient assurées par des groupes serviles : batellerie, construction de bâtiments, comptage de la monnaie de cauris… Mais elle est également liée à la sédentarisation et aux besoins agricoles des nouvelles localités peules, qui agrègent une main-d’œuvre servile restant à demeure et une masse d’esclaves « casés » dans des villages de culture.
Il n’existe pas de chiffres pour le centre du Mali, mais au Nord, l’administration coloniale estimait que 75 % de la population était de statut servile au début du XXe siècle. Jean‑François Bayart note le même phénomène au nord du Nigeria, où les descendants d’esclaves constituent la base sociale du djihadisme.
Au sein du monde peul, où la distinction entre libres et non libres est quasi structurale, la question de l’esclavage par ascendance est sensible et a entraîné des conflits durement réprimés par un État malien pour qui l’esclavage n’existe tout simplement pas.
Au Mali comme ailleurs au Sahel, ce phénomène a une profondeur historique qui l’écarte de la notion d’« esclavage moderne ». Il ne s’agit pas en effet de condition sociale et économique de la personne exploitée, mais de son statut juridique, qui fait d’elle une propriété meuble dénuée de responsabilité morale au sein de la société des maîtres. Or, quelle que soit sa condition sociale – riche ou pauvre, éduqué ou analphabète –, son statut servile perdure indépendamment de l’affranchissement collectif qui a eu lieu lors de la chute de l’État islamique – s’il était esclave d’État relevant du trésor public, le Beyt el-mal –, ou de l’Accord de Ténenkou de 1903 entre les maîtres et les Riimaybe.
Le djihad et la démocratie : balle au centre
En soumettant la notion préconstruite du djihad à la complexité sociale et à l’histoire, on voit que les violences et les acteurs impliqués sont davantage liés à une logique de révolte qu’une question religieuse. Cela ne signifie pas que le djihad soit une notion importée ou que les groupes djihadistes n’aient rien à voir avec l’islam.
D’une part, le djihad contemporain est un label performatif. D’autre part, le Sahel a vu une série de formations politiques au cours des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles qui ont surgi au nom du djihad, et dont la particularité est d’avoir mobilisé parmi les populations peules marginalisées.
Le chercheur Christian Coulon rappelait que les religions peuvent être des appareils idéologiques que les classes subalternes s’approprient et adaptent à leur situation, de sorte que cet islam-là porte la marque des dominés. Mais il ajoutait que le champ islamique n’est pas immobile ; il évolue en fonction des changements au sein du groupe dominant et des rapports que celui-ci entretient avec celui des dominés.
Face à la radicalisation des maîtres et des propriétaires fonciers qui ne veulent pas disparaître de l’histoire, « ceux qui ne sont pas nés » et ceux qui vivent en brousse se sont radicalisés à leur tour. Or la question est de savoir de quelle nature est cette radicalisation, quel est son projet, et pourquoi elle intervient aujourd’hui.
Modibo Galy Cissé rapporte les propos d’un administrateur civil qui expliquait : « L’idéal islamorévolutionnaire […] est en voie de concrétisation dans le Delta. On a pris les faibles en leur donnant des Kalachnikov, transformant ainsi leur faiblesse en force, et on a pris les pauvres en leur donnant des pétrodollars, transformant ainsi leur pauvreté en richesse. On a ainsi créé un nouvel homme qui n’a peur de rien. »
De nombreux indices tendent à montrer que l’idéologie de la révolte qui a cours dans le monde peul (au Mali, au Burkina Faso, au Niger…) n’est pas l’islam, même s’il est évident que le djihad contribue à mobiliser une sémantique de la libération.
Il permet d’animer, de verbaliser et finalement d’armer une lutte pour l’émancipation à l’égard de l’histoire, celle d’un État islamique qui aura fait des uns, des maîtres et des propriétaires, et des autres, des esclaves et des prolétaires. De même, le projet démocratique et ses promesses de liberté et d’individualité offrent une légitimité paradoxale au djihad à l’égard de cette sémantique de la libération.
De cette lecture se dégage alors quelque chose de révolutionnaire dans la crise au centre du Mali, dont il faut sans doute prendre la mesure : s’il s’agit bien de révolution, et il faut alors la considérer au sein même du monde peul, le processus d’un retour à une situation antérieure est probablement non négociable.
Cet article a été écrit en collaboration avec Bokar Sangaré, journaliste malien, collaborateur de Jeune Afrique.
Julien Antouly, Chargé de projets LMI MaCoTer, Institut de recherche pour le développement (IRD) et Gilles Holder, Anthropologue, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.