Le Conseil d’État français et les crèches dans les lieux publics : selon qu’elles seront cultuelles ou culturelles

CarteArticle-18.jpg

Le Conseil d’État a rendu le 9 novembre un arrêt autorisant les crèches de Noël dans les lieux publics, sous condition. La plus haute juridiction administrative était saisie de recours en cassation contre deux arrêts de Cours administratives d’appel dans deux affaires similaires, et devait répondre à la question de savoir si une crèche de Noël était ou non un symbole religieux, le principe de laïcité à la française interdisant l’expression cultuelle par les services publics.

Depuis deux ans, la crispation est particulièrement exacerbée autour de la question des crèches de Noël dans les bâtiments publics, mairies ou hôtels de conseils départementaux. Le sentiment d’être face à un déni l’Histoire de la France s’ajoute à celui d’une injustice lorsque les critiques sur ces représentations se font moins entendre quant à la Nuit du ramadan organisée par la municipalité de Paris depuis 15 ans, une soirée avec buffet et concert se déroulant juste avant l’Aïd el-Fitr, la fin officielle du mois du jeûne musulman. Deux affaires étaient dernièrement présentées au Conseil d’État, l’une relative à une crèche dans la commune de Melun, l’autre en concernant une dans les locaux publics du département de la Vendée ; dans les deux cas, des associations de libres penseurs s’opposaient aux figurations de la Nativité sur le domaine public. En amont, la Cour administrative d’appel de Paris avait jugé que l’installation de la crèche dans le bâtiment de la mairie melunaise contrevenait à la loi du 9 décembre 1905 portant séparation de l’Église et de l’État ; celle de Nantes avait, elle, rendu un arrêt constatant la conformité de la crèche, telle qu’installée en Vendée, avec la même loi. Dans une approche en apparence antithétique, la Haute juridiction administrative a cassé les deux arrêts pourtant contradictoires pour édifier une jurisprudence cohérente.

Il devenait urgent pour le Palais-Royal de donner une ligne directrice

Le Conseil d’État a statué sous la forme de l’assemblée du contentieux, celle se prononçant sur les questions les plus sensibles et nécessitant d’asseoir solidement le droit. Dix-sept magistrats ont dû se prononcer sur deux affaires importantes non seulement pour la vie culturelle autour de Noël, mais également pour marquer une étape dans la jurisprudence. Le nombre de cas portés devant la justice croissant, il était essentiel pour le Palais-Royal de donner une ligne directrice face à la question de la nature juridique des crèches. Les deux arrêts rendus par l’ultime juge administratif témoignent d’une approche casuistique de la loi de 1905 qu’il a synthétisée dans un communiqué publié le jour-même de l’arrêt.

La crèche au cas par cas : une jurisprudence casuistique

L’article 28 de cette loi dispose :

« Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »

Théoriquement, il ne saurait donc y avoir de crèches exposées aux emplacements publics, sauf les lieux de culte appartenant aux collectivités publiques, ainsi que les carrés où reposent les corps défunts, et les lieux de culture : ainsi une croix exposée dans un musée public n’aurait pas la même signification qu’une autre croix dans un local municipal non affecté au culte. C’est toute la question de la nature culturelle ou cultuelle de l’objet. C’est la distinction qui fait office de point de repère pour le Conseil d’État.

Le contexte d’installation de la crèche doit donc, d’après le Conseil d’État, être « dépourvu de tout élément de prosélytisme »

Le principe de laïcité, constate la Haute juridiction, oblige les personnes publiques, elles doivent présenter un visage neutre. C’est ce que l’on appelle les lois de Rolland, qui explicitent l’impartialité des services publics et précisent que toute distinction fondée sur quelque appartenance religieuse ou cultuelle que ce soit ne peut être exprimée. Le but est d’assurer autant que possible aux usagers du service public qu’ils ne seront pas désavantagés en fonction de leurs convictions puisque les collectivités ou établissements publics n’ont officiellement pas de préférence religieuse ou philosophique. C’est la question de la nécessaire apparence d’impartialité des acteurs du service public. Cependant, toute « installation temporaire [d’une crèche] à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, est légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, mais non si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse ». Le contexte d’installation de la crèche doit donc, d’après le Conseil d’État, être « dépourvu de tout élément de prosélytisme ».

Toutefois, il ne suffit pas que la crèche n’affiche pas de caractère cultuel

Toutefois, il ne suffit pas, précisent les arrêts, que la crèche n’affiche pas de caractère cultuel, il faut également que son installation s’inscrive dans des usages locaux, que le lieu retenu soit adéquat, et il est nécessaire de retenir les conditions particulières de l’installation. Dès lors, s’il n’y a pas de tradition de crèche, elle ne saurait émerger dans les bâtiments publics ; il ne faut pas installer de crèche dans « les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public », sauf circonstances particulières à voir au cas par cas ; enfin, concernant les dernières conditions, il faut que la crèche se situe dans un environnement artistique, culturel ou festif, ce qui n’était pas le cas à Melun.

En l’espèce, le maire de Melun avait installé une crèche dans l’enceinte d’un bâtiment public sans que rien ne montrât qu’elle s’inscrivait dans un environnement culturel, artistique ou festif. Le Conseil d’État casse l’arrêt de la Cour d’appel de Paris selon lequel la loi de 1905 interdit toute installation de crèche ; mais il donne tort à la commune de Seine-et-Marne parce que l’installation est en porte-à-faux avec les points de droit qu’il vient de préciser. En revanche, la Haute juridiction casse également l’arrêt de la Cour d’appel de Nantes, concernant le département de la Vendée mais parce qu’elle n’a pas recherché si les usages locaux et des circonstances particulières justifiaient l’installation de la crèche dont elle a confirmé la légalité en infirmant un jugement du tribunal administratif de Nantes qui avait donné raison aux libres penseurs.

Dans les deux affaires, donc, le Conseil d’État casse les arrêts des cours inférieures dont les décisions s’opposaient entre elles, celle de Nantes autorisant la crèche, celle de Paris l’interdisant, sans pour autant que la Haute juridiction donne raison sur le fond aux collectivités. Il s’agit avant tout d’arrêts de principe, plus que d’espèce, d’où le jugement en assemblée du contentieux. Ainsi, le juge permet de maintenir une tradition, cependant locale et non plus nationale, et ancre dans la République laïque un certain processus de patrimonialisation du religieux tout en privant les collectivités où il n’y a plus d’usage local habituel de le retrouver.

Hans-Søren Dag


Articles récents >

Résumé des articles du 26 novembre 2024

outlined-grey clock icon

Les nouvelles récentes >