Le Président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, joue désormais sa partition dans la guerre en Syrie, indépendamment de la politique saoudienne. Le raïs s’est rapproché de Bachar el-Assad, alors que la tension grandit entre Le Caire et Riyad qui soutient économiquement le pays. En froid avec l’Administration Obama, Sissi est affermi par le soutien que lui manifeste la Russie, mais également Donald Trump qu’il avait rencontré avant l’élection présidentielle américaine. L’Égypte entend mieux combattre l’État islamique alors qu’elle estime que la position de l’Arabie saoudite face aux djihadistes manque de clarté et constitue une menace pour elle. Sissi, qui se rapproche également de l’Iran, initie, par ailleurs et depuis son arrivée à la Présidence, une diplomatie amicale envers Israël.
Les informations se succèdent concernant la coopération entre Le Caire et Damas dans la lutte contre les djihadistes, de quelque nom qu’ils se réclament. Le 7 décembre dernier, le journal libanais Al-Akhbar , favorable au Hezbollah, a révélé que l’Égypte avait envoyé des experts militaires et sécuritaires en Syrie pour aider le régime d’Assad « à combattre la menace terroriste », et qu’ils devraient être 200 à la fin décembre. Le 24 novembre, le quotidien libanais pro-syrien As-Safir affirmait que dix-huit pilotes militaires égyptiens étaient sur une base militaire syrienne, ce qu’avait démenti Le Caire, mais pas Damas.
Reconnaissance du soutien de l’Égypte à la Syrie
La reconnaissance du soutien de l’Égypte à la Syrie était venue lors d’un entretien accordé par le Président Sissi pour la chaîne de télévision publique portugaise RTP, le 23 novembre. Le Président Sissi avait déclaré qu’il était impératif de soutenir les « armées nationales pour garder le contrôle du territoire, gérer les extrémistes et imposer la stabilité nécessaire en Libye, en Syrie et en Irak ». Autrement dit, soutenir les armées régulières et non les milices. A la question posée par le présentateur lui demandant s’il parlait bien de supporter l’armée gouvernementale syrienne, le chef de l’État égyptien avait répondu par l’affirmative. Le Président Sissi secouait ainsi publiquement les préparatifs d’une rencontre de pays soutenant l’opposition dite modérée au régime d’Assad, qu’allait officiellement annoncer le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault. Une façon de court-circuiter cette réunion qui a débuté ce 10 décembre à Paris.
Un soutien affiché qui intervient après des mois de tension avec l’Arabie saoudite
Le 8 octobre, l’Égypte avait soutenu une résolution russe, alternative à la française, au Conseil de sécurité des Nations unies. Paris avait déposé un texte appelant à la cessation des bombardements sur l’est d’Alep et qu’approuvait l’Arabie saoudite, mais Moscou y avait opposé son veto et soumis une autre proposition au vote, qui demandait la cessation des hostilités sans mentionner les bombardements aériens. Sur les dix pays membres non permanents au Conseil, trois sont musulmans, l’Égypte, la Malaisie et le Sénégal, et les deux derniers avaient voté en faveur de la proposition française. L’Arabie saoudite avait très mal pris l’approbation par l’Égypte du texte des Russes, et sa compagnie pétrolière Aramco avait, sans prévenir, suspendu la livraison de 700 000 tonnes de produits pétroliers à son allié ; 40 % des 1,75 million de tonnes qu’importe l’Égypte auprès de différents pays producteurs. Le Caire avait été obligé de lancer en toute urgence des appels d’offre pour s’approvisionner en or noir pour le mois d’octobre. Deux jours auparavant, l’ambassadeur saoudien auprès des Nations unies, Abdallah Al-Mouallimi, avait déclaré à la chaîne de télévision Al Jazeera qu’il était « pénible que les Sénégalais et les Malaisiens aient des positions plus proches du consensus arabe, que celle du représentant arabe ». Consciente de sa dépendance envers les Saoudiens, L’Égypte avait tenté d’apaiser les choses et affirmé que ses « relations avec les pays du Golfe sont stratégiques et fraternelles ». Cela n’avait pas empêché Aramco de maintenir la pression sur Le Caire en ne livrant pas de pétrole le mois suivant, une politique saoudienne qui a peut-être accéléré le rapprochement de Sissi avec Moscou, d’autant que l’élection d’un Donald Trump favorable au Président égyptien a pu redonner à ce dernier confiance en ses choix.
Depuis plusieurs mois, l’Égypte et l’Arabie saoudite vivent un guerre larvée au sujet de l’orientation de Sissi dans les conflits de la région
Depuis plusieurs mois, l’Égypte et l’Arabie saoudite vivent un guerre larvée au sujet de l’orientation de Sissi dans les conflits de la région. Le Caire, qui s’est concrètement engagé dans des frappes aériennes débutées au cours de la nuit du 25 au 26 mars 2015 dans la coalition dirigée par les Saoudiens au Yémen, dans le cadre de l’opération Tempête décisive, puis l’opération Restaurer l’espoir, n’a que peu participé au conflit, et estime qu’il n’y a aucune nécessité à combattre les Houthis, au grand dam de Riyad qui voit derrière eux la main de l’Iran. Trois jours après les débuts de l’opération Tempête décisive, le Président Sissi, qui recevait la Ligue arabe, avait proposé de lire une lettre de Vladimir Poutine critiquant les opérations militaires au Yémen, ce qui avait causé l’ire des Saoudiens. L’Égypte est réticente à s’engager dans les combats terrestres dans ce pays, en raison de son expérience douloureuse dans les années 1960 quand elle s’était investie militairement dans le pays, son Vietnam, pour soutenir l’opposition à l’imamat, une monarchie islamique qui régnait avec l’appui du riche voisin wahhabite. Sissi a d’ailleurs engagé une politique de rapprochement avec l’Iran pour lutter contre les djihadistes, essentiellement sunnites.
En février de l’an dernier, Sissi avait bombardé des positions de l’État islamique en Libye après que ce dernier avait décapité vingt-et-un chrétiens, dont vingt égyptiens, et Le Caire avait qualifié le Qatar d’État terroriste soutenant Daech. Pour calmer la situation, la Ligue arabe qui avait condamné les accusations de l’Égypte, s’était ensuite montré compréhensive envers les frappes en Libye.
Les deux principales pétromonarchies du Golfe ne sont pas les seuls États dont les relations avec L’Égypte passent par une zone de turbulence. Le Président Sissi, qui multiplie par ailleurs les signes amicaux, envers Israël – pays dont les relations avec l’Arabie saoudite se réchauffent face à l’Iran, ennemi commun -, a des relations exécrables avec la Turquie de Recep Erdogan qui soutient les Frères musulmans et espère le renversement du Président Assad. En revanche, l’Égypte renforce ses relations avec les Émirats arabes unis, et Sissi accueillait à la mi-novembre le Prince héritier d’Abu Dhabi, la plus grande principauté émiratie.
Les médias égyptiens sont désormais virulents lorsqu’il est question de l’Arabie saoudite
Les médias égyptiens sont désormais virulents lorsqu’il est question de l’Arabie saoudite dont le soutien au Caire a changé avec le décès du roi Abdallah et l’accession au trône de son demi-frère Salmane en janvier 2015. Le nouveau monarque mène une politique de rapprochement avec Erdogan, déplaisant fortement au pouvoir égyptien qui n’apprécie ni le soutien turc aux Frères musulmans ni l’interventionnisme d’Ankara en Syrie. Le propos du commentateur politique égyptien Abdallah al-Sinawi résume parfaitement le divorce en cours : « On parle toujours d’alliance stratégique entre Le Caire et Riyad. Ce n’est pas la réalité. Une alliance stratégique, ça signifie une entente en ce qui concerne les dossiers régionaux. Ce n’est pas le cas pour la Syrie et le Yémen. »
S’éloigner des Saoudiens et se rapprocher de Poutine et de Trump
Le rapprochement de l’Égypte avec l’Iran et sa coopération avec la Syrie se font sous le regard bienveillant de la Russie, alliée des deux pays. L’élection de Donald Trump renforce le sentiment du Président Sissi de faire le bon choix concernant Damas ; les deux hommes s’étaient rencontrés le 19 septembre et le candidat républicain avait déclaré que l’Egyptien était un allié fiable dans la lutte contre le terrorisme, et que Washington se devait d’être loyal avec Le Caire. Une allusion au froid entre le Président Obama, qui soutenait le Président Morsi, un Frère musulman renversé par l’armée, et son homologue égyptien. Ce rapprochement avec la Russie se concrétise par des exercices militaires en commun ainsi que la fourniture de matériel militaire indispensable pour combattre les islamistes, et le rapprochement entre la Moscou et Washington souhaité par Trump est de nature à rassurer Sissi.
Depuis le début du conflit en Syrie, le Qatar et l’Arabie saoudite soutiennent les islamistes dits modérés
Le Caire craint que les djihadistes combattant en Syrie ne trouvent leurs répliques en Égypte où les islamistes attaquent souvent les militaires et les policiers. L’État islamique s’est déjà infiltré dans le Sinaï, et Sissi ne fait pas confiance aux Saoudiens - qui ont soutenu Daech avant de se sentir menacés par lui et opérer un revirement stratégique -, même si les Saoud supportent encore financièrement l’État égyptien. Riyad soutenait le régime d’Assad avant d’appuyer les djihadistes en Syrie, et, au début de cette année, le royaume pétrolifère a même envisagé de faire intervenir ses troupes, en coordination avec celles de la Turquie, en Syrie après le recul des islamistes, une annonce saluée par Barack Obama. Riyad entendait désenclaver les rebelles encerclés dans la ville d’Alep. Depuis le début du conflit en Syrie, le Qatar et l’Arabie saoudite soutiennent officiellement les islamistes dits modérés qui combattent le régime de Bachar el-Assad, des ennemis pour Le Caire. L’intervention de la Russie dans le conflit pour soutenir son allié syrien et protéger son accès au mers chaudes que lui procure le port de Tartous, a eu pour conséquence de lourdes défaites pour les combattants non réguliers équipés par les deux plus influentes monarchies du Golfe persique. Les récentes nominations dans l’Administration provisoire Trump sur le plan militaire, vont dans le sens affiché par le candidat républicain durant la campagne électorale de mener une guerre impitoyable à l’État islamique.
Le Président Abdel Fattah al-Sissi avait rétabli les relations avec l’Arabie saoudite après avoir déposé le Président islamiste Mohamed Morsi. Les deux pays avaient précédemment rompu du fait du soutien des Frères musulmans à l’opposition au Roi Abdallah. Le successeur de ce dernier, Salmane, est plus enclin à la coopération avec Recep Erdogan, ami des Frères musulmans, pour combattre Bachar el-Assad, ce qui ne rassure guère Le Caire qui veut éliminer rapidement le risque de contagion depuis la Syrie. Par ailleurs, l’armée égyptienne est, elle-même, favorable au soutien à Damas, et la nouvelle politique du raïs, approuvée par Moscou et la future Administration Trump, lui assure davantage de sécurité que les relations avec le Riyad.
Hans-Søren Dag