Alors que le sort de l’Ukraine est toujours incertain et que sa population subit la violence d’un conflit qu’elle n’a pas souhaité, s’exprime de toutes parts en Europe une large solidarité.
On ne peut que s’en réjouir. Mais aussitôt émergent les symptômes d’une compassion à géométrie variable.
Les « bons » réfugiés, et les « mauvais »
Les étrangers non européens présents en Ukraine ne se sont pas vu octroyer les mêmes facilités de prise en charge pour pouvoir quitter le pays en guerre. Des étudiants et travailleurs originaires d’Afrique, d’Asie ou du Moyen-Orient sont sommés d’attendre, sur place, des jours meilleurs. La levée de boucliers induite dans les opinions publiques par cette attitude de certains responsables européens des pays limitrophes à l’Ukraine semble avoir mis un terme à la discrimination initiale.
En France, quelques éditorialistes et responsables politiques se laissent aller à des commentaires choquants. Citons, par exemple, le député centriste Jean Louis Bourlanges, invité au micro d’une grande radio :
« (Du fait de la situation en Ukraine) on aura une immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit. »
Ou bien un journaliste sur une chaîne d’informations en continu :
« On ne parle pas ici de réfugiés syriens qui fuient les bombardements du régime syrien ; on parle d’Européens qui partent dans des voitures qui ressemblent à nos voitures et qui essaient juste de sauver leur vie. »
Parce que les Syriens, non ?
De tels propos – inacceptables – illustrent une forme de « double standard » décomplexé entre les « bons » déplacés forcés et ceux qui seraient « négligeables ».
Ils traduisent, dans la bouche de leurs auteurs, la réaffirmation d’un occidentalo-centrisme dans la lecture des affaires internationales auquel les organisations humanitaires doivent elles-mêmes être très vigilantes.
L’impact de la mobilisation pour l’Ukraine sur les autres crises humanitaires
Outre les questions éthiques soulevées par ces postures, un autre danger se profile : on pourrait assister à un brusque coup de frein sur les financements des crises majeures et prolongées (Syrie, RDC, RCA, Yémen, Bangladesh, Soudan du Sud…) pour réorienter les dons des principaux pays contributeurs vers la crise ukrainienne.
Si tel devait être le cas, les conséquences seraient très graves pour le sort des populations alors délaissées. D’autant plus que le conflit en Europe aura de lourdes conséquences sur les prix et sur les possibilités de transport du blé, l’Ukraine constituant le premier fournisseur du Programme alimentaire Mondial (420 000 tonnes de produits alimentaires en 2020).
En toile de fond se trouve ainsi à nouveau posée la question du mode de financement) de l’aide humanitaire internationale. Ce modèle repose pour les trois quarts de l’enveloppe annuelle (de 40 milliards de dollars) sur les contributions volontaires d’une vingtaine de pays membres de l’OCDE – essentiellement occidentaux – et pour un quart sur la générosité de donateurs individuels issus des mêmes pays.
La crise ukrainienne, par son ampleur, va encore accroître le différentiel annuel qui prévaut au niveau mondial entre les besoins estimés nécessaires par le Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires des Nations unies (OCHA) et les recettes obtenues. Il est déjà chroniquement déficitaire : 40 % des sommes appelées ne sont pas obtenues.
Le système humanitaire international ne peut plus fonctionner efficacement avec une telle équation économique. Elle est soumise à la fois à une subjectivité compassionnelle que l’on sait éphémère, et aux logiques d’une générosité aléatoire. La mobilisation est intimement liée aux proximités culturelles, géographiques, économiques ou politiques des individus et des États donateurs avec les populations confrontées à des crises.
Les images choc du petit Aylan, dont le corps sans vie fut retrouvé sur une plage de Turquie après le naufrage de l’embarcation qui le transportait avec ses parents ayant fui la Syrie, ont été vite oubliées. Il aura fallu la sortie récente d’un film qui lui est consacré, et dont le tournage s’est fait à l’insu de la famille, pour qu’éclate une nouvelle polémique. Cet épisode a réactivé la mémoire de ce petit garçon et du drame dont sa mort a résulté.
Une crise chasse l’autre
Ainsi, pendant que l’attention se focalise brusquement sur le sort de la population ukrainienne, seuls 10 % des fonds appelés par l’ONU pour lutter contre la famine en Afghanistan ont été obtenus. Six mois après les images – diffusées en boucle sur toutes les télés du monde – des foules afghanes massées sur l’aéroport de Kaboul pour fuir l’arrivée des talibans au pouvoir, le gouvernement danois met en place les premières procédures d’expulsion de réfugiés issus de ce pays présents sur son sol.
Au Yémen, où perdure une situation dramatique, les financements de l’aide ont baissé de 40 % l’an dernier.
Trop empreinte d’une générosité émotionnelle, l’aide internationale ne peut se déployer de façon satisfaisante pour les populations fragilisées par des crises dont bon nombre s’étalent sur des années. La durée de séjour moyenne de séjour dans un camp de réfugiés est de plus de dix ans. Pour les organisations humanitaires, la plus grande des vigilances reste de mise. Partout dans le monde aujourd’hui, et peut-être en Ukraine demain…
Pierre Micheletti, Président d’Action Contre la Faim – France. Concepteur et responsable pédagogique du diplôme universitaire « Santé Solidarité Précarité » à la Faculté de Médecine., Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.