Lorsque des politiciens sollicitent l’appui d’un groupe religieux au détriment d’un autre, ou que des autorités religieuses disent parler au nom de l’ensemble de la population, il est légitime de se demander si le maintien effectif d’une démocratie ne nécessite pas de bannir totalement la religion de la sphère publique.
Cependant, même dans les démocraties les plus laïques, un examen approfondi du rôle de la religion dans la vie publique met en évidence des facteurs antidémocratiques potentiels mais aussi des forces pro-démocratiques.
Dans le cadre de notre travail pour le Panel international sur le progrès social nous avons cependant conclu que la religion n’était ni foncièrement pro-démocratique ni foncièrement antidémocratique.
Pour vivre ensemble en conciliant liberté et responsabilité, il faut observer avec attention le fonctionnement des religions et des sociétés en question. Plus important encore, il faut s’intéresser à l’action religieuse et aux organisations sur le terrain, et pas seulement aux questions théologiques et aux autorités religieuses.
L’héritage des Lumières
On trouve des exemples de manifestations antidémocratiques dans de nombreuses traditions religieuses. En plus des régimes autoritaires soutenus par des religions monothéistes dans le monde entier, on peut aussi évoquer le nationalisme hindou en Inde et la répression des minorités musulmanes par les autorités bouddhistes au Myanmar.
Depuis le Siècle des Lumières, les liens entre religions et régimes antidémocratiques ont conduit certains penseurs à considérer que toutes les religions prônent l’intolérance envers ceux qui défendent une autre vision du monde, et inculquent à leurs adeptes des préceptes d’obéissance et de respect de l’autorité incompatibles avec la démocratie et les libertés individuelles.
Séparer rigoureusement toute forme de religion de la vie publique semble être la meilleure solution. Les Français ont instauré le principe de laïcité et d’autres pays leur ont emboîté le pas.
Le danger des généralisations
Bien sûr, tous les pays démocratiques ne fonctionnent pas ainsi. D’autres théoriciens se sont donc demandé si certaines traditions religieuses étaient plus ou moins compatibles avec le système démocratique.
Selon les époques et les lieux, la même religion a pu être vue comme le ferment de la démocratie ou, à l’inverse, comme une entrave à son fonctionnement.
Alexis de Tocqueville, par exemple, écrit que les Catholiques « forment la classe la plus républicaine et la plus démocratique qui soit aux Etats-Unis ». D’après lui, la raison en serait la place prépondérante de l’égalité dans le Catholicisme :
« [L]e Catholicisme place le même niveau sur toutes les intelligences ; il astreint aux détails des mêmes croyances le savant ainsi que l’ignorant, l’homme de génie aussi bien que le vulgaire ; il impose les mêmes pratiques au riche comme au pauvre, inflige les mêmes austérités au puissant comme au faible ; il ne compose avec aucun mortel, et appliquant à chacun des humains la même mesure, il aime à confondre toutes les classes de la société au pied du même autel […]. »
Plus d’un siècle plus tard, le sociologue Seymour Martin Lipset en vient à la conclusion inverse : pour lui, le système démocratique implique d’accepter toutes sortes d’idées, alors que l’Église Catholique affirme qu’elle seule détient la vérité.
Les pays catholiques, soutient-il, sont particulièrement instables et incapables de cultiver le sens du compromis et le pluralisme indissociable du concept même de démocratie.
Plus récemment, et plus concrètement, la « théologie de la libération » développée par l’Église Catholique a fait émerger des « communautés chrétiennes de base » dans lesquelles des citoyens ont défini leurs préoccupations quotidiennes et se sont organisés démocratiquement pour faire évoluer les choses.
Le cas de l’Amérique latine montre bien que l’implication de la religion dans la sphère politique peut avoir de multiples facettes. David Smilde, co-auteur du présent article dans le cadre de notre rapport, s’est penché sur les nombreux rôles joués par les groupes religieux dans l’histoire récente du Venezuela. Le clergé catholique s’est activement opposé au chavisme socialiste, mais plusieurs communautés catholiques se sont unies, estimant que le clergé ne tenait pas compte de l’opinion des fidèles). Il est intéressant de constater que les protestants néo-pentecôtistes ont également soutenu le mouvement chaviste, contrairement aux courants plus traditionnels du Protestantisme.
Alexis de Tocqueville et Seymour Martin avaient donc tous les deux tort de considérer la foi catholique (ou protestante) comme foncièrement démocratique ou antidémocratique. L’investissement populaire des chrétiens des deux obédiences dans la vie publique du Venezuela prouve qu’il est impossible de généraliser.
Islam et démocratie sont-ils incompatibles ?
De telles généralisations sont pourtant monnaie courante s’agissant d’autres religions, en particulier l’islam. Des générations de penseurs ont ainsi affirmé que la religion musulmane était incompatible avec le système démocratique.
Le philosophe des Lumières Charles de Montesquieu déclare ainsi que « le gouvernement modéré convient mieux à la religion chrétienne et le gouvernement despotique à la mahométane » du fait de la « douceur si recommandée dans l’Évangile », qu’il oppose à la « colère despotique » caractérisant le comportement des « princes mahométans ».
Au XXe siècle, l’historien spécialiste du Moyen-Orient Élie Kerdourie écrit que
« L’idée de la sécularité de l’État, d’une société composée d’une multitude de groupes et d’associations autonomes à génération spontanée, tout cela est profondément étranger à la tradition politique musulmane. »
De même, Samuel P. Huntington invoque la nature de l’islam pour expliquer pourquoi si peu de pays musulmans sont devenus de démocraties durant la « Troisième vague » de démocratisation qui a démarré dans les années 1970. Il écrit ainsi :
« Dans la mesure où la légitimité et la politique du gouvernement découlent de la doctrine et de l’expertise religieuses, la conception islamique de la politique diffère des principes démocratiques et les contredit. »
Dans les faits, cependant, les choses ne sont pas si évidentes. Plusieurs pays à majorité musulmane, dont l’Indonésie, le Sénégal, la Turquie et, plus récemment, la Tunisie, sont parvenus à instaurer et maintenir un gouvernement démocratique. Cependant, d’après des statistiques récentes, plus la population musulmane d’un pays est importante, plus ce pays risque d’être soumis à un régime politique autoritaire).
Les comportements individuels racontent une tout autre histoire
Les recherches de Tarek Massoud, un autre de nos co-auteurs, suggèrent que ces gouvernements autocratiques ne sont peut-être pas ceux que les citoyens musulmans auraient choisis.
En effet, dans une étude sur l’attitude des populations vis-à-vis de la religion et de la démocratie) en Algérie, en Égypte, au Maroc et dans les territoires palestiniens dans les années 1980-1990, le politologue Marc Tessler affirme que « contrairement à ce que prétendent certains chercheurs occidentaux, l’Islam n’est pas un obstacle à la démocratisation ».
Telles sont aussi les conclusions de Pippa Norris et Ronald Inglehart) qui, dans leur analyse très complète de données multinationales fournies par le World Values Survey, démontrent que « l’Occident et le monde musulman ont des attitudes étonnamment similaires vis-à-vis de la démocratie ».
De même, Amaney Jamal, enseignante en sciences politiques, a analysé un sous-ensemble de ces mêmes données provenant d’Égypte et de Jordanie. Elle soutient que « la dichotomie entre Islam et démocratie est une conception erronée » étant donné que « la grande majorité des répondants jordaniens et égyptiens défendent à la fois l’islam et la démocratie ».
Plus récemment, une étude sur les attitudes vis-à-vis de la démocratie menée par Sabri Cifti dans dix pays musulmans a également montré que le respect des principes de l’Islam n’était nullement incompatible avec la défense de la démocratie, laquelle bénéficie d’un soutien « très important et […] indépendant des traditions “sectaires” ou théologiques présentes dans le monde musulman ».
Depuis le début des années 2000, de nombreux cas similaires ont été présentés.
Le soutien individuel à la démocratie est donc largement répandu parmi les musulmans.
La religion sur le terrain
Pour évaluer l’impact de la religion sur la participation démocratique, il est essentiel de constater comment les religions sont « vécues » par les citoyens ordinaires et comment elles s’organisent au niveau local. Chaque courant s’appuie sur des idées, des rites et des façons de vivre qui peuvent favoriser [ou entraver] le fonctionnement de la démocratie.
Les politologues Pazit Ben-Nun Bloom et Gizem Arikan ont examiné des données de 54 pays fournies par le World Values Survey afin de mettre en évidence les différents effets des croyances et pratiques religieuses.
Selon cette étude, les personnes qui font partie d’une organisation religieuse manifestent un intérêt plus marqué pour la politique, font davantage confiance aux institutions et sont plus favorables à la démocratie. La façon dont les gens pratiquent leur religion peut aboutir au « développement de compétences civiques et de normes positives pour la démocratie ».
De même, les politologues nord-américains Sidney Verba, Key Lehman Schlozman et Henry Brady ont montré que la pratique religieuse était un indice de participation civique, en particulier chez les citoyens les moins favorisés. Au sein des groupes religieux, les occasions offertes de s’exprimer, de s’organiser et de diriger aident à développer des compétences utiles à la participation démocratique.
Faut-il intégrer la religion au processus démocratique ?
Dans un livre publié en 2011, intitulé Rethinking Religion and World Affairs, les auteurs affirment que la démocratie est plus susceptible d’émerger et de se maintenir lorsque les religions sont intégrées au processus de transition au lieu d’être considérées comme des forces hostiles.
Intégrer la religion signifie prêter attention à la façon dont les personnes concernées agissent et s’organisent, pas seulement à leurs idées ou à leurs doctrines, ni même aux discours des autorités religieuses. Il faut tenir compte du fait que les groupes religieux peuvent favoriser ou entraver l’émergence d’un ordre politique démocratique. Là où les organisations religieuses sont présentes et actives, elles sont susceptibles de jouer un rôle important dans toute tentative de démocratisation.
Lors des manifestations en faveur de la démocratie à Hong Kong en 2014, par exemple, les représentants des communautés chrétiennes ont occupé le devant de la scène, tout comme ils l’avaient fait un siècle auparavant sur le continent, à l’instar du docteur Sun Zhongshan (Sun Yat-sen), président de la République fondée en 1912 et chrétien converti.
Les groupes religieux et leurs dirigeants devraient toujours être considérés dans leur contexte, chaque cas étant unique et complexe.
Lorsque des musulmans créent des partis islamiques, ceux-ci tendent à fonctionner comme n’importe quel autre parti politique, dans la mesure où ils sont conditionnés par la réalité du terrain. Les revers de fortune des Frères musulmans en Égypte prouvent combien il est difficile d’établir des généralités en ce qui concerne le rôle de la religion en démocratie.
Ainsi, au vu des cas évoqués, nous pouvons conclure que les religions (ou la religion en général) ne sont ni foncièrement pro- ni foncièrement antidémocratiques, ni de droite ni de gauche, ni même pour ou contre la liberté de culte. Chaque situation doit être examinée dans sa singularité.
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Cet article fait partie d’une série de contributions apportées par le Panel international sur le progrès social, un projet multinational rassemblant plus de 300 chercheurs spécialisés dans tous les domaines des sciences sociales et humaines. Ces experts ont préparé un rapport sur les perspectives de progrès social au XXIe siècle. En partenariat avec The Conversation, cet article offre un aperçu du contenu de ce rapport et du travail de ses auteurs.
Nancy T Ammerman, Professor of Sociology of Religion, Boston University et Grace Davie, Professor Emeritus of Sociology, University of Exeter