La dette publique, boulet des banques centrales dans la lutte contre l’inflation

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Depuis 2008, les gouvernements ont émis des quantités importantes de dette publique – l’encours de la dette est désormais égal à 125 % du PIB aux États-Unis et a dépassé cet été la barre des 100 % dans la zone euro.

Une part importante de cette dette a été rachetée par les banques centrales qui ont émis en contrepartie des réserves – plus de 30 % du PIB à la Réserve fédérale américaine (Fed) et 60 % à la Banque centrale européenne (BCE).

Jusqu’à présent, les taux d’intérêt bas ont permis un refinancement aisé des dettes publiques. En outre, l’inflation basse justifiait des opérations de soutien monétaire des banques centrales.

Cependant, cette situation risque de prendre fin avec la récente remontée de l’inflation des deux côtés de l’Atlantique. Certains observateurs, en particulier aux États-Unis comme l’économiste John Cochrane, ou encore Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton, s’inquiètent aujourd’hui de la capacité des banques centrales à augmenter les taux d’intérêt ou à réduire leurs réserves lorsque cela s’avèrera nécessaire pour atteindre leur objectif de stabilité des prix (un taux d’inflation proche de 2 % pour la Fed et la BCE).

Inflation : Larry Summers détaille ses craintes dans une interview accordée à Bloomberg Markets and Finance (6 novembre 2021, en anglais).

Dans le contexte d’endettement actuel, les États pourraient en effet tirer profit d’une politique monétaire accommodante menant à un niveau élevé d’inflation. La hausse des prix éroderait la valeur réelle des dettes publiques et donc les rendrait plus supportables. Ils auraient ainsi intérêt à entraver tout resserrement entrepris par les banques centrales.

De telles inquiétudes mettent en évidence un risque de basculement de la « dominance monétaire », dans laquelle la banque centrale n’est confrontée à aucun obstacle budgétaire pour atteindre son objectif de stabilité des prix, à une « dominance budgétaire », dans laquelle la politique monétaire cherche d’abord à fixer l’inflation pour assurer la solvabilité de l’autorité fiscale.

Avec un tel passage à la dominance budgétaire, l’inflation, qui est actuellement considérée comme transitoire, pourrait bien devenir plus persistante et, surtout, plus difficile à combattre. Ce risque de dominance budgétaire est d’ailleurs l’objet de dissensions, notamment au sein de l’Eurosystème.

« Jeu de la poule mouillée »

Habituellement, lorsque la banque centrale resserre sa politique monétaire, la hausse des taux d’intérêt augmente la charge de la dette du gouvernement, qui doit alors procéder à une consolidation budgétaire sous forme de hausses d’impôt ou de réduction des dépenses publiques. Étant donné leur endettement massif, les gouvernements pourraient au contraire être tentés de ne pas réduire leurs déficits, voire d’augmenter leur endettement, pour forcer la banque centrale à revenir sur son resserrement monétaire.

Faut-il croire aujourd’hui à un tel scénario ? Dans nos récents travaux de recherche, nous analysons les incitations d’un gouvernement à pousser à la dominance budgétaire ou, au contraire, à se conformer à la dominance monétaire.

Dans le premier cas, ce jeu a été décrit comme un « jeu de la poule mouillée » entre le gouvernement et la banque centrale par l’économiste américain Neil Wallace à la suite de ses travaux avec son Thomas Sargent, prix Nobel d’économie en 2011.

Ce jeu est celui où deux pilotes lancent leurs voitures l’une contre l’autre, le perdant étant le premier qui dévie de sa trajectoire pour éviter la collision : le gouvernement accumule ainsi les déficits alors que la banque centrale maintient sa politique monétaire restrictive jusqu’au moment où l’un cède, soit par consolidation fiscale du côté du gouvernement, soit par de l’inflation du côté de la banque centrale. Le scénario du crash dans lequel personne ne cède correspond ici au défaut souverain.

Le jeu de la poule mouillée, une illustration du face-à-face actuel entre gouvernements et banques centrales.
Damian Gadal/Wikimedia, CC BY-SA

Ce que nous montrons, tout d’abord, est que la dominance budgétaire dans ce jeu de la poule mouillée nécessite que le gouvernement épuise sa capacité fiscale et rende un défaut crédible : il ne doit plus avoir de marges de financement, ni en termes de réduction de dépenses ni en termes de taxes supplémentaires. En effet, tant que le gouvernement dispose de marges d’ajustement, la politique monétaire peut le forcer à la consolidation fiscale afin d’éviter un défaut.

Comment un gouvernement peut-elle se retrouver dans une telle situation d’épuisement de sa capacité fiscale ? Des chocs comme des récessions ou des crises peuvent l’y mener via la baisse des recettes fiscales ou l’augmentation des dépenses pour le soutien à l’économie.

Nous montrons de plus que l’autorité fiscale peut également épuiser sa capacité fiscale de manière délibérée. En lieu et place d’une consolidation, le gouvernement peut décider d’enregistrer d’importants déficits et d’inonder le marché obligataire.

L’important stock de dette qui en résulte forcera ainsi la banque centrale à augmenter l’inflation à l’avenir pour éroder la valeur de la dette et éviter le défaut souverain. Cela se produira d’autant plus que la dette publique est initialement élevée, que les taux d’intérêt sont bas et peu sensibles à l’émission de dette publique, ou encore que les marges futures d’ajustement fiscal sont faibles.

Le paradoxe de l’inflation préventive

La banque centrale a-t-elle alors le pouvoir de faire pencher la balance vers la dominance monétaire ou, au moins, de réduire le coût inflationniste imposé par la dominance fiscale ?

Paradoxalement, la banque centrale peut avoir intérêt à s’engager dans une inflation préventive. En augmentant l’inflation actuelle, la banque centrale diminue la valeur réelle des passifs passés et ainsi rend la dette à nouveau soutenable pour le gouvernement. Ainsi, cette inflation rend coûteux et inutile une stratégie de victoire à la Pyrrhus d’émission incontrôlée de dette publique.

Le choix pour les banques centrales est donc entre deux options : ou bien laisser un peu filer l’inflation pour desserrer l’étau budgétaire, ou bien l’orthodoxie monétaire au risque de voir les gouvernements réagir violemment en contrecarrant leur action par des émissions massives de dette publique servant à repayer la dette passée. Cette stratégie d’inflation préemptive n’est pas sans risques : en particulier, la banque centrale peut donner l’impression de renier son objectif de stabilité des prix.

Éric Mengus, Professeur associé en économie et sciences de la décision, HEC Paris Business School et Guillaume Plantin, Professor, Research and Faculty Dean , Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Cineberg / Shutterstock.com

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