S’il y a bien un sujet qui transcende les clivages politiques et idéologiques, c’est la langue française. Il existe un large consensus concernant l’importance d’en connaître les formes correctes.
C’est un instrument incontournable de la vie démocratique qui permet l’émancipation. Elle est considérée comme la pierre angulaire de la méritocratie républicaine, cette croyance qui veut que tout citoyen serait capable de la maîtriser au prix d’efforts consentis au sein de l’école de la République.
Des dizaines de milliers de professeurs œuvrent au quotidien pour aider l’ensemble des élèves, et plus particulièrement ceux issus de milieux défavorisés, à y parvenir. On ne compte plus les dictées, parfois « géantes » organisées aux quatre coins de France. Il existe même des plates-formes de remise à niveau en orthographe et la grammaire s’invite désormais au lycée.
Pourtant, malgré toute cette attention et ces milliers d’heures qui y sont consacrées, le niveau en langue est loin de l’excellence visée.
Des difficultés bien identifiées
7 % de la population adulte scolarisée en France est en situation d’illettrisme. Moins d’un élève sur deux en début de sixième est capable d’accorder correctement le verbe à son sujet dans la phrase « Des roses jaunes parfument le salon ». Seulement un élève de CM2 sur quatre parvient à orthographier correctement « inquiets » dans « Papa et maman, inquiets ». Même le Président de la République, Emmanuel Macron, a été épinglé pour avoir écrit : « les traces qui nous permettronS ». Jean‑Michel Blanquer, l’actuel Ministre de l’Education, n’est pas en reste, ayant été distingué pour sa maîtrise approximative du passé simple.
En réalité, tout le monde est en butte à des difficultés plus ou moins importantes et rares sont les personnes pouvant se prévaloir d’une connaissance fine de la langue française. L’importance qui y est accordée, d’une part, et les erreurs généralisées, d’autre part, ont pour conséquence une pratique largement répandue : s’offusquer ou se moquer des fautes des autres et en profiter, au passage, pour dévaloriser le fautif.
Non, ce n’était pas mieux avant
Pour expliquer l’écart qu’il existe entre les discours et la réalité, il est nécessaire de décortiquer le problème. On entend souvent l’argument d’un supposé laxisme entraînant le déclin du français. On retrouve ici un motif bien connu : le syndrome du « c’était mieux avant ». Mais pour la langue française, ce supposé âge d’or n’a jamais existé. C’est la focalisation exclusive sur les textes littéraires qui entretient cette illusion. Et il ne faut pas perdre de vue que, jusqu’à une période récente, très peu de personnes étaient capables d’écrire en français. La large diffusion de l’écrit remonte à 1945.
Quant à la comparaison à un siècle d’intervalle, elle est loin d’être aisée. En effet, quand on dispose d’un échantillon représentatif d’un côté et des meilleurs élèves de l’autre, il est difficile d’en tirer des conclusions. Toujours est-il que l’on peut affirmer qu’il n’y a jamais eu autant de personnes écrivant quotidiennement français qu’aujourd’hui. Ainsi, le niveau moyen de la population est forcément meilleur qu’il y a un siècle.
Pour autant, ce niveau est-il suffisant pour une insertion réussie sur le marché du travail à une époque où savoir écrire est une compétence incontournable ? La réponse est sans doute négative. Et, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas un problème purement français. Que ce soit au Canada, en Suisse ou en Belgique, les constats sont exactement les mêmes : une vision catastrophiste quant aux difficultés rencontrées par les élèves. Il faut donc chercher un autre coupable que le système scolaire français.
Plusieurs explications
Il y a en réalité deux paramètres principaux permettant d’expliquer ce phénomène. Le premier, c’est le nombre insuffisant d’heures d’enseignement. La majorité des élèves ne pourra pas dominer la langue française à partir du seul temps passé sur les bancs de l’école. Cela va donc créer des inégalités entre les enfants ayant de l’aide à la maison et les autres. Les études scientifiques montrent clairement le lien existant entre difficultés en français et milieux défavorisés.
Le second paramètre explicatif repose sur le caractère linguistiquement inadapté de l’orthographe française.
Elle souffre en effet de deux défauts majeurs : la déconnexion de l’oral et l’absence de régularité. Concrètement, la place de l’orthographe grammaticale s’est fortement réduite à l’oral et à partir de ressemblances formelles il est difficile de savoir comment s’écrit un mot.
« On écrit je prends mais je peins, tu couds mais tu résous, il vend et… ça craint ! » (Enfreindre ou absoudre, Hoedt & Piron)
Il a donc fallu rédiger des centaines de règles spécifiques et dresser des listes pour permettre aux élèves d’apprendre les conjugaisons, les pluriels irréguliers, les accords, etc. Or, la conjonction entre l’indépendance de l’écrit et le grand nombre d’informations à mémoriser ne fait pas bon ménage. Cela a une conséquence pratique : il faut plus de temps pour apprendre à écrire en français que dans la plupart des autres langues alphabétiques. Plus l’écrit est proche de l’oral, plus il est facile d’apprendre à écrire. Dans les évaluations internationales des systèmes éducatifs, cela revient donc à comparer deux épreuves distinctes : une course de 100m à une course de 110m haies. Il n’est donc pas étonnant que les petits Français soient à la traîne.
De plus, l’attachement viscéral à une forme pure immuable, en s’opposant systématiquement à toute évolution, fait courir un risque au français. Les langues naturelles cessent d’évoluer uniquement quand elles sont mortes. Les puristes, sincères dans leur combat pour la défense du français, risquent finalement d’aboutir au résultat inverse de celui escompté. Et les premières victimes sont les élèves et plus particulièrement ceux de milieux défavorisés. C’est donc le figement de la forme de référence, du bon usage, ainsi que son contenu qui expliquent au moins en partie les problèmes actuels. Pour ne pas que la situation empire, il faut agir vite.
Ni pure ni soumise
La langue française est une œuvre collective abritée en chacun de nous. Elle se modèle au gré des usages que nous en faisons. Elle n’est ni pure ni soumise (j’emprunte l’expression à Alain Rey). Dans un ouvrage paraissant le 6 mai 2021, j’aborde les problèmes que pose la distorsion qu’il existe entre la langue réellement en usage et le « bon usage ». La définition d’un bon usage mieux adapté à notre situation contemporaine est un enjeu démocratique majeur.
Pour défendre la langue française, encore faut-il laisser les locutrices et les locuteurs s’exprimer avec tolérance et convivialité ! Et plutôt que se moquer des personnes qui font des « fautes de français », il paraît plus fécond d’évaluer avec objectivité les problèmes que pose la norme à acquérir.
Christophe Benzitoun, Maître de conférences en linguistique française, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.