La Cour suprême va-t-elle déterminer l’issue de la présidentielle américaine ?

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La Cour suprême, composée de neuf juges désignés à vie, a toujours été un pouvoir politique aux États-Unis, en raison du mode de nomination des juges et de sa place au sommet de la pyramide judiciaire fédérale. Dans son histoire, et particulièrement au cours des dernières décennies, elle a régulièrement été accusée de rendre des décisions partisanes. Ainsi, par l’arrêt Bush v. Gore en 2000, elle a ordonné la fin du recomptage des voix en Floride, accordant de facto la présidence à George W. Bush alors que l’écart entre les deux candidats dans cet État était de quelques centaines de voix et que la victoire de Gore semblait encore possible.

Depuis que le conservateur John Roberts est devenu président de la Cour en 2006, celle-ci a notamment dérégulé les financements électoraux en 2010 et invalidé les dispositions anti-discrimination de la loi sur le droit de vote en 2013. Et l’influence des conservateurs pourrait peser sur l’issue de la campagne présidentielle de cette année.

Non seulement la majorité dite conservatrice compte depuis 2020 six juges nommés par des présidents républicains, mais ce ne sont pas les mêmes qu’avant 2006 : à deux centristes modérés – Sandra Day O’ Connor et Anthony Kennedy, qui ont parfois voté avec les progressistes (sur le droit à l’avortement ou les droits des homosexuels) – ont succédé de purs produits de la Federalist Society.

Cette association, devenue puissant lobby doté de ressources financières considérables, a été créée en 1982 afin de mettre fin à ce que les conservateurs appelaient la dérive gauchiste des juridictions fédérales et de la Cour suprême. Depuis les années 2000, les membres de la Federalist Society sont présents dans les facultés de droit, dans l’administration et, de plus en plus, dans les juridictions fédérales. Les trois juges suprêmes nommés par Donald Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) ont été pré-sélectionnés par elle et son dirigeant Leonard Leo.

Trump intouchable ou inéligible ?

En cette année électorale, la plus importante des affaires hautement sensibles sur lesquelles la Cour suprême va sans doute devoir se prononcer a trait à l’immunité de l’ancien président Donald Trump, invoquée par ses avocats pour tenter de le faire échapper au procès pénal qui fait suite à sa mise en examen le 1er août 2023 au niveau fédéral par un jury de la capitale fédérale et le procureur spécial Jack Smith.

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Les chefs d’inculpation – obstruction et atteinte au droit de vote de millions d’électeurs – sont liés aux tentatives de Trump visant à inverser le résultat de l’élection de 2020. Mais l’incitation à l’insurrection (du 6 janvier 2021) n’a pas été retenue par le procureur spécial, sans doute parce qu’il n’est pas assuré d’obtenir une condamnation, celle-ci nécessitant qu’un jury unanime se prononce "au-delà d’un doute raisonnable".

Selon ses avocats, Donald Trump jouirait d’une immunité absolue, car il n’a pas été destitué, et ne peut donc être poursuivi… alors que la clause d’impeachment prévue à l’article I, section 3,7 de la Constitution prévoit exactement le contraire : "Les condamnations prononcées en cas d’impeachment ne pourront excéder la destitution et l’interdiction d’occuper tout poste de confiance ou d’exercer toute fonction honorifique ou rémunérée des États-Unis ; mais la partie condamnée sera néanmoins responsable et sujette à accusation, procès, jugement et condamnation suivant le droit commun."

Ses avocats invoquent aussi l’interdiction d’être jugé deux fois pour le même crime (double jeopardy). Selon eux, Trump a déjà été jugé pour les événements du 6 janvier 2021, puisqu’il a été mis en accusation par la Chambre des Représentants en mars 2021 pour incitation à l’insurrection, avant que le Sénat ne décide de ne pas prononcer sa destitution. Cet argument est, là encore, spécieux : il s’agissait, en l’occurrence, d’un processus politique et non d’une procédure judiciaire, et le principe de double jeopardy n’est donc pas applicable en l’espèce.

L’incitation à l’insurrection est au cœur de plusieurs actions menées dans plus de dix États par des individus ou des groupes de défense des droits et libertés pour obtenir du secrétaire en charge des élections (Maine) ou des juridictions (Minnesota, Colorado) qu’ils concluent à l’inéligibilité de l’ancien président et empêchent son nom de figurer sur les bulletins de vote. Ces affaires ont pour base la section 3 du XIVe amendement (adopté et ratifié après la guerre de Sécession) qui interdit à toute personne publique (officer of the United States) ayant suscité une insurrection en violation du serment prêté de participer à une élection. Après la guerre de Sécession, les Républicains avaient voulu cet amendement afin d’éradiquer l’esclavage et ses vestiges, de protéger les anciens esclaves, y compris en cas d’insurrection, et d’empêcher ceux qui avaient participé à la sécession de revenir au pouvoir.

Les juges du Minnesota et du Michigan ont débouté les requérants sans aborder la question de fond. Ils ont conclu que ce n’était pas à eux de décider, car la question relève du Parti républicain de l’État. Au Michigan, ils ont jugé l’affaire non "mûre" (ripe) dans la mesure où il n’existait pas de litige puisque Trump ne figurait pas encore sur le bulletin de vote.

Seule la juge Wallace, au Colorado, a conclu, après examen des faits et audition de témoins, que Trump est effectivement coupable d’insurrection. Mais pour elle, la section 3 ne s’applique pas au président, seulement aux "officers" des États-Unis (terme non défini). La Cour suprême du Colorado n’a pas fait preuve de la timidité que déplorent certains élus démocrates et plusieurs constitutionnalistes, tels W. Baude et M.S. Paulsen qui ont étudié le contexte et les documents préparatoires de la Constitution. La Cour suprême du Colorado les a entendus, jugeant que l’expression « officers of the United States » inclut bien le président et le vice-président et qu’en raison de sa participation à l’insurrection, Trump est inéligible – c’est-à-dire, concrètement, qu’il ne peut pas se présenter aux primaires républicaines organisées dans le Colorado.

Cette décision rendue par quatre voix contre trois souligne que la question est délicate. L’un des juges explique dans son opinion dissidente que Trump n’a été ni inculpé ni condamné pour le crime d’insurrection, ce qui poserait un problème de légalité processuelle (due process). Un autre juge considère qu’une loi du Congrès doit préciser les modalités de mise en œuvre de la section 3.

La Cour du Colorado ne souhaitant pas que sa décision soit le dernier mot sur la question a suspendu son application jusqu’au 4 janvier, date limite pour la finalisation du bulletin de vote pour les primaires dans le Colorado. En d’autres termes, il suffit que Donald Trump fasse appel (ce qu’il a déjà fait, ainsi que le Parti républicain du Colorado) et il pourra concourir à la primaire. Il n’y a donc pas de véritable enjeu à court terme.

La question de la légitimité de la Cour

Ces deux questions, immunité et inéligibilité, n’ont jamais été tranchées par la Cour suprême. Or, en raison des enjeux, il est important qu’elle se prononce. Mais les effets pervers et les dangers sont nombreux. À court terme, l’avalanche d’affaires alimente la communication victimaire trumpiste de chasse aux sorcières et absorbe l’espace médiatique au détriment des vraies questions, que ce soit le modèle économique, l’immigration ou les attaques contre le droit de vote. En outre, les dangers sont grands pour la Cour suprême. Les sondages révèlent que son taux d’approbation est extrêmement bas, surtout après le revirement de jurisprudence qui a mis fin au droit à l’avortement au plan fédéral dans l’arrêt Dobbs.

La question de la légitimité de la Cour pèsera certainement sur le Chief Justice John Roberts, qui est certes conservateur mais aussi institutionnaliste attaché à la légitimité de la Cour, très contestée de nos jours. Si le Chief Justice parvient à faire prévaloir ses vues, la Cour ne voudra sans doute pas se trouver en première ligne. Une différence avec 2000 est qu’à cette époque la décision Bush v. Gore – même si elle a été très critiquée, y compris par l’un des juges de l’époque qui a rédigé une virulente opinion dissidente – a été acceptée dans l’opinion.

Compte tenu de la polarisation actuelle, il n’est pas certain qu’une décision trop ouvertement partisane serait acceptée sans de gigantesques manifestations ou émeutes, et mise en application. Car, rappelons-le, la Cour n’a pas de troupes à sa disposition pour faire respecter ses décisions.

S’ajoute à cette situation explosive la question du juge Clarence Thomas. Après la révélation qu’il a reçu des cadeaux se chiffrant à plusieurs centaines de milliers de dollars offerts par "ses amis", les milliardaires de la droite radicale, et que son épouse Ginni Thomas a envoyé des SMS pour pousser Donald Trump et ses proches à contester les résultats de l’élection de 2020 et à refuser la défaite, nombreux sont ceux qui lui ont demandé de se déporter.

Vers une attitude prudente de la Cour

La Cour sera aussi au centre des débats car elle a déjà accepté de se prononcer sur une autre question : la validité de la loi Corporate Fraud Accountability Act de 2002, adoptée dans le sillage du scandale Enron et qui vise directement la destruction de preuves mais aussi, de façon moins explicite, toute tentative d’obstruction dans le but d’entraver une procédure officielle.

Utilisée par plusieurs procureurs pour poursuivre 325 (sur près de 1400) individus qui ont participé à l’insurrection du 6 janvier 2021, elle a permis de condamner plusieurs dizaines d’inculpés, et d’autres attendent leur jugement. C’est sur cette loi que se fonde l’un des quatre chefs d’inculpation retenus contre Donald Trump, accusé d’avoir cherché à faire obstruction à la certification de la victoire de Joe Biden.

En outre, la Cour suprême a accepté de traiter deux affaires touchant au droit à l’avortement (sur lequel elle ne s’est pas prononcée depuis la décision Dobbs de 2021), celle de la mifépristone, utilisée pour les avortements médicamenteux.

Dans les différentes affaires, la question du calendrier judiciaire et de l’imbrication avec le calendrier des primaires et de l’élection générale ne peut être évacuée. Sur la question sur l’immunité, le procureur spécial a demandé à la Cour suprême d’examiner l’affaire en procédure d’urgence, sans attendre la décision de la cour d’appel ; une demande que les avocats de Trump ont contestée. Ils ont finalement eu gain de cause sur ce point.

Jack Smith a eu beau citer plusieurs jurisprudences dans lesquelles la Cour a traité des affaires en procédure d’urgence, dont U.S. v Nixon en 1974, cette fois, la Cour a refusé. Faut-il y voir un signe que la majorité conservatrice au sein de la Cour veut faciliter les manœuvres dilatoires de l’ancien président ? C’est possible, mais l’absence d’opinion dissidente critiquant le refus peut laisser penser que les neuf juges sont tombés d’accord pour laisser la cour d’appel de D.C. se prononcer, ce qui lui permettrait peut-être de ne pas intervenir.

La Cour suprême a accepté de revoir la question de la section 3 – l’éventuelle inéligibilité de Trump –, mais l’on peut penser qu’elle va chercher le moyen de statuer le moins dangereux pour elle et son image. Juger que la section 3 ne s’applique pas à un président est dangereux pour l’avenir ; mais valider la décision du Colorado priverait des millions d’électeurs de leur choix. Et quid des 49 autres États ? La Cour suprême ne peut laisser les États juger chacun de son côté car son rôle est d’harmoniser le droit fédéral – ici, la lecture de la section 3. Il lui faut donc fixer des règles minimales. Idéalement, et quoi que décide la Cour suprême, il serait souhaitable qu’elle parvienne à une décision unanime, comme dans U.S. v. Nixon, de neuf voix à zéro (ou huit voix contre zéro si le juge Thomas se récuse) ; mais il ne faut guère croire à un tel scénario.

Elle pourrait considérer que la section 3 ne s’applique pas automatiquement et nécessite qu’une loi soit votée par le Congrès sur ce point. Une telle loi pourrait définir précisément la notion d’« insurrection » et préciser si la personne visée par la section 3 doit avoir été condamnée, ce que ne stipule pas actuellement le texte, qui parle de "participation" à une insurrection.

La Cour renverrait la balle vers le Congrès, et rien ne serait réglé avant l’élection de 2024 ; la Cour éviterait ainsi d’avoir à décider si Trump a participé ou non à une insurrection. Elle pourrait aussi juger que les propos tenus par Trump avant, pendant et après le 6 janvier 2021 sont protégés par le premier amendement qui garantit la liberté d’expression et ne peuvent donc pas être sanctionnés en tant qu’insurrection. Ce serait dangereux pour l’avenir et un pas de côté par rapport à la jurisprudence Brandenburg v. Ohio de 1969 qui distingue entre le fait de se contenter d’appeler à la violence (ce qui ne peut être sanctionné) et le fait d’inciter à produire des actions illégales imminentes (ce qui est passible de poursuites).

Globalement, il faut s’attendre à des décisions étroites a minima qui ne nuiront pas un peu plus à la crédibilité de la Cour. Celle-ci sait que ses décisions sur l’immunité et la section 3 feront jurisprudence, mais elle tiendra compte de l’impact politique, même si en principe les juridictions ne sont pas censées le faire. Car les partisans de Trump crient déjà à la chasse aux sorcières et à la tentative des Démocrates d’empêcher leur président de faire campagne et de participer à l’élection.

Si la Cour décide que Trump n’est pas disqualifié, les juges seront vilipendés par la gauche ; mais l’élimination de Trump sans qu’il soit condamné implique un double risque – à court terme, celui de violences commises par ses partisans, et à long terme celui de l’instrumentalisation de la section 3 à chaque élection à venir. Qu’est-ce qui pourrait empêcher ensuite un politicien républicain de chercher à disqualifier son opposant démocrate qui aurait participé à une manifestation de Black Lives Matter ? Certes, il n’y a pas d’équivalence morale entre les manifestants et les insurrectionistes, mais l’assimilation abusive est une possibilité à prendre en compte.

Soulignons pour finir que le fait que Donald Trump ait nommé trois des neuf juges actuels de la Cour suprême ne signifie pas nécessairement que la Cour ira dans le sens de l’ancien président. En 2020, elle a rejeté ses demandes d’immunité totale, ce qui avait permis au procureur de New York d’obtenir de la banque Mazars les documents financiers que Trump refusait de communiquer. En 2021, elle a aussi rejeté ses recours et ceux de ses alliés concernant les allégations de fraude électorale, validant ainsi indirectement les résultats dans cinq États remportés par Joe Biden.

Anne E. Deysine, Professeur émérite juriste et américaniste, spécialiste des États-Unis, questions politiques, sociales et juridiques (Cour suprême), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles d'InfoChrétienne.

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