La visite du président américain à Djeddah dans le cadre du sommet CCG+ 3 (Conseil de Coopération du Golfe + Égypte, Jordanie et Irak) à la mi-juillet s’est achevée sans résultats tangibles.
Si, sur la forme, le fait même que Joe Biden se soit rendu dans le royaume a témoigné d’un certain réchauffement de la relation américano-saoudienne, sur le fond, les États-Unis ont échoué à obtenir un engagement ferme sur les principaux objectifs de ce déplacement.
Un épisode qui illustre le déclin de plus en plus manifeste de l’influence américaine au Moyen-Orient.
La tentative de relance d’une relation détériorée
Le 15 juillet, c’est par le gouverneur de la Mecque, Khalid al-Faisal, que Joe Biden est reçu à son arrivée à l’aéroport de Djeddah. Cet accueil par une personnalité politique secondaire est un signe clair : le locataire de la Maison Blanche, qui pendant la campagne électorale de 2020 avait tenu des propos très durs à l’égard du royaume et s’était engagé à « rééquilibrer » la relation bilatérale n’arrivait pas en terre conquise.
Revenant dans une certaine mesure sur sa posture précédente, le président américain a fait le choix, en cet été 2022, de rencontrer le dirigeant de facto de l’Arabie saoudite, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS). Une approche plus pragmatique qui s’explique par le contexte de la guerre en Ukraine et de l’envolée des cours mondiaux du pétrole, mais qui lui a valu un certain nombre de critiques venues des États-Unis, lui reprochant de mettre sous le tapis la question des droits humains.
En réponse à ces critiques, Joe Biden a tenu à déclarer publiquement que l’affaire de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi avait fait l’objet d’une discussion avec Mohammad ben Salmane et qu’il a confronté ce dernier à sa responsabilité. Cette affirmation a toutefois été réfutée par la partie saoudienne. MBS lui-même aurait riposté en évoquant face à son interlocuteur les abus sexuels et physiques commis par des militaires américains sur des détenus à la prison irakienne d’Abou Ghraib et le meurtre de la journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh en Cisjordanie occupée – des épisodes ayant nettement entaché l’image des Américains dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Cette volonté de tenir tête aux États-Unis s’était déjà exprimée en mars dernier, lorsque MBS avait refusé de s’entretenir avec Joe Biden au sujet d’une augmentation de la production saoudienne de pétrole. Les temps ont changé : sur le plan de la politique énergétique, mais aussi sur celui de la sécurité régionale, les Saoudiens ne souhaitent plus jouer le rôle d’auxiliaire de Washington. Sur ces deux dossiers, Joe Biden est bien « reparti les mains vides ».
Échec sur la question énergétique…
Le premier objectif – central – de la visite était d’obtenir de la part des Saoudiens un engagement clair en faveur d’une augmentation de la production pétrolière qui permettrait de maîtriser les cours du brut, Riyad disposant des plus importantes réserves pétrolières du monde.
Dans un livre paru en 2011 et qui demeure d’une brûlante actualité, Carbon Democracy, le politologue britannique Timothy Mitchell souligne l’importance vitale des ressources pétrolières pour le fonctionnement des démocraties d’aujourd’hui et rappelle le rôle clé des hydrocarbures et de l’armement dans la construction de l’économie capitaliste globalisée. Selon Mitchell, le recours croissant au pétrole a permis de faire fonctionner la machine capitaliste dans les meilleures conditions et de stabiliser les démocraties occidentales.
[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]La sécurisation des approvisionnements pétroliers et le contrôle du marché énergétique mondial ont également constitué l’un des fondements de l’hégémonie américaine (aux côtés de la puissance militaire et de la capacité à susciter l’adhésion à un ordre unipolaire) – une hégémonie aujourd’hui de plus en plus mis à mal.
Si le contrôle du marché énergétique mondial représente un enjeu crucial pour les États-Unis, ils peinent cependant à convaincre leurs alliés de se rallier à leurs orientations. Il a en effet fallu plusieurs mois de pression pour amener les 23 pays de l’OPEP à convenir le 2 juin dernier d’une augmentation de la production pétrolière. Cette décision est intervenue en concertation avec Moscou, les Saoudiens demeurant particulièrement soucieux de maintenir un équilibre entre d’un côté, l’alliance avec les États-Unis et de l’autre, leurs relations avec la Russie.
Le 19 juillet, le ministre saoudien des Affaires étrangères a d’ailleurs rappelé l’importance du partenariat avec Moscou pour ce qui concerne la stabilité du marché pétrolier, une position excluant toute remise en cause de l’alliance OPEP+ dans le contexte de l’exacerbation du conflit entre la Russie et les pays occidentaux.
S’il n’y a pas d’indications chiffrées exactes des demandes adressées par Joe Biden à MBS, la presse et les commentateurs politiques ont rappelé que l’un des objectifs de sa visite était de demander aux Saoudiens une augmentation de leur production pétrolière. Mais ces derniers n’ont pas fait de promesse ferme comme le souhaitait Biden. Le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal ben Farhan, a clairement indiqué que le royaume ne partageait pas le même sentiment d’urgence, expliquant que les décisions relatives à la politique d’approvisionnement seraient déterminées par le marché :
« Nous écoutons nos partenaires et amis du monde entier, en particulier les pays consommateurs. Mais au bout du compte, l’OPEP+ suit la situation du marché et fournira l’énergie nécessaire. »
La position saoudienne s’explique donc par son engagement envers l’OPEP +, instance réunissant les 13 membres de l’OPEP et dix exportateurs de pétrole non membres de l’OPEP dont la Russie et co-présidée par Riyad et Moscou. Riyad veut préserver la stabilité du marché énergétique mondial sans augmenter la production de manière significative comme le souhaite Washington pour ne pas nuire aux intérêts russes.
… et sur la question sécuritaire
En outre, les espoirs américains d’officialiser la création d’une alliance militaire régionale qui comprendrait les six pays arabes du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Oman, Qatar, Bahreïn et Koweït), ainsi que l’Égypte, la Jordanie et l’Irak pour faire face à l’Iran et ses alliés – une alliance putative qualifiée par les commentateurs d’OTAN moyen-orientale ou d’OTAN arabe – ne se sont pas concrétisés.
Si la protection d’Israël demeure un axe majeur de la politique étrangère américaine, l’approche des élections de mi-mandat qui auront lieu en novembre prochain a également incité Biden à promouvoir ce projet déjà évoqué en mai 2017 sous l’administration Trump, qui serait accueilli favorablement auprès d’une partie des électeurs attachés à la sécurité d’Israël.
Bien que la proposition ait reçu un large écho médiatique après l’interview accordée par le roi Abdallah II de Jordanie à CNBC dans laquelle il affirme soutenir une version moyen-orientale de l’OTAN, l’Arabie saoudite a balayé cette hypothèse. Selon les affirmations du ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Faisal bin Farhan, le sujet n’a même pas été soulevé lors du sommet conjoint du CCG+3 avec les États-Unis à Djeddah. Le diplomate a en effet rappelé qu’ « il n’existe pas d’OTAN arabe et cette question n’est pas sur la table ».
Le principal obstacle à la réalisation d’une telle alliance demeure la transformation du contexte régional et les négociations en cours avec l’Iran. Riyad et Téhéran ont renoué les fils du dialogue. En dépit du fait que l’Arabie saoudite craint le potentiel déstabilisateur de l’Iran, elle manifeste toutefois la volonté de réduire les tensions avec ce dernier et de trouver une entente, notamment sur le dossier yéménite. Comme le relève une note d’analyse publiée par le Washington Institute, « le dialogue en cours entre l’Arabie saoudite et l’Iran par l’intermédiaire de l’Irak […] semble faire quelques progrès, notamment dans le cadre des discussions sur un accord pour l’ouverture mutuelle d’ambassades entre Riyad et Téhéran ».
Yémen, Khashoggi, Russie : les dossiers qui fâchent
Ainsi, sur les deux objectifs principaux de la visite, Riyad n’a pas satisfait aux exigences américaines. Si cet échec n’est pas étranger aux divergences qui minent la relation, il semble surtout que la transformation des rapports de force qui sous-tendent le système international et les opportunités de partenariat accélèrent l’émancipation d’alliés traditionnels autrefois dociles.
D’un côté, l’inimitié personnelle incontestable entre Biden et MBS et, plus généralement, la politique américaine de recalibrage vis-à-vis de l’Arabie saoudite ont ranimé les inquiétudes de Riyad et entraîné une crise de confiance entre les alliés. Plusieurs dossiers ont donné un « coup d’arrêt » au déroulement normal des relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Dès les premières semaines de son entrée en fonctions, l’administration Biden avait annoncé la fin des ventes d’armes destinées à l’effort de guerre saoudien au Yémen, le retrait des Houthis – allié de l’Iran au Yémen qui menace la sécurité du territoire saoudien – de la liste des organisations terroristes étrangères, et la décision de Biden de ne pas avoir de dialogue direct avec MBS dans un contexte où le président américain a exprimé son souhait de reprendre les discussions avec l’Iran (une décision sur laquelle Washington vient donc de revenir).
Mais la brouille est véritablement consommée après l’épisode de l’assassinat de Jamal Khashoggi et la publication d’un rapport classifié des services de renseignement américains qui conclut que MBS a personnellement approuvé l’opération visant à « capturer ou tuer » le journaliste.
De surcroît, la volonté des États-Unis de réduire leur présence matérielle dans la région et leur retenue diplomatique face aux attaques des Houthis qui ont visé à plusieurs reprises le territoire saoudien ont renforcé le sentiment d’abandon des monarchies du Golfe sur le plan de leur sécurité.
Cette politique américaine a conforté le désir d’autonomie de l’Arabie saoudite et l’a amenée à reconsidérer ses options stratégiques. L’autonomisation croissante de Riyad s’est illustrée à travers le renforcement de sa coopération militaire avec la Russie, formalisé par un accord signé en août 2021. Cette orientation qui tend vers l’exploration d’autres partenariats commerciaux et sécuritaires se confirme aujourd’hui dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Comme le note à juste titre une analyse du Middle East Institute, les pays du Conseil de coopération du Golfe auront plus de poids dans un ordre mondial post-guerre en Ukraine :
« Les besoins énergétiques de l’Europe sont criants, mais même les États-Unis, riches en énergie, ont connu une flambée des prix de l’essence. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et d’autres producteurs d’énergie de la région savent qu’ils ont de l’influence dans cet environnement changeant. »
Reconfiguration générale
Au-delà des effets d’annonce, ce sommet était un baromètre permettant de mesurer la capacité des États-Unis à infléchir la politique de leurs alliés. Dans un ordre mondial en mutation, les nouveaux rapports de forces bousculent les équilibres existants entre Washington et ses alliés traditionnels. Les menaces se transforment, les intérêts communs se délitent et les alliances stables s’effritent, faisant place à des alliances transactionnelles élaborées en fonction d’intérêts évolutifs, tendance lourde confirmée par le contexte de la guerre en Ukraine.
Si en dépit de la crise de confiance, les liens entre Washington et Riyad n’ont pas été fondamentalement remis en cause, ils semblent toutefois en pleine reconfiguration, une nouvelle donne révélatrice du déclin accéléré de l’influence américaine.
Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.