Jeux vidéo : A quels risques s’exposent vraiment les plus jeunes ?

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Les questions les plus médiatisées autour des usages du numérique évoquent des paniques morales qui menaceraient particulièrement les jeunes. Les plus récentes portent sur l’allongement du temps d’écran qui rendrait « crétin« . Cette conséquence découlerait de l’implantation des principes de l’économie de l’attention au cœur des réseaux socionumériques. Ces services en ligne sont conçus pour retenir l’utilisateur, afin d’enregistrer le maximum de données sur son activité pour construire des catégories comportementales très fines. Cela favoriserait l’enfermement de l’utilisateur dans ses préférences.

On comprend aisément le défi de retenir l’utilisateur sur un service de communication aux fonctionnalités relativement simples : envoyer un message, recommander un article, etc. Mais dans l’industrie des jeux vidéo, l’activité ludique au cœur du service est a priori plus stimulante. La capture de l’attention est mieux garantie par les game designers, depuis longtemps passés experts de la retenue des joueurs. La médiatisation des paniques morales qui en découlent est donc advenue très tôt. À ce titre, la recherche sur les jeux vidéo permet de prendre un peu de recul sur les discours actuels autour de la rétention débilitante ou de l’addiction pathologique.

Les jeux en ligne permettent notamment de débattre de risques émergents et moins pathologisants. Ceux-ci sont liés à la mise au travail des joueurs pour produire des contenus de jeu, à la gestion de leur attention et à la monétisation des contenus du jeu. Cet engagement des vidéojoueurs, notamment des enfants, peut parfois engendrer des risques psychosociaux ou une surexploitation économique de leur temps. Nous verrons dans la suite en quoi ces questionnements sur les risques sont liés à deux réagencements, entre le modèle économique du jeu en ligne et sa conception logicielle.

L’incitation à produire des contenus vidéoludiques retient le joueur

À partir des années 2000, la démultiplication de l’offre de jeux entérine l’entrée dans une ère de consommation en régime d’abondance. L’accroissement de la concurrence pousse les industriels à adopter des modèles économiques basés sur la rétention des joueurs : ils payent désormais mensuellement un abonnement, puis se font acheteurs réguliers de contenus « monétisés » : bonus, équipements ou modifications visuelles.

Deux risques socioéconomiques en découlent : d’une part l’allongement du temps de jeu pour rentabiliser son abonnement ou ses bonus à validité temporaire. D’autre part, l’apparition de difficultés à maîtriser ses micro dépenses de contenus « monétisés » faites au fil du jeu.

Pour tenter d’accentuer cette « capture », les jeux en ligne tirent déjà profit depuis les années 1990 du « modding » qui consiste pour un joueur expert à modifier un jeu vidéo et à en étendre de fait la durée de vie. Le « mod » produit est par exemple un changement de l’apparence des personnages, de nouvelles possibilités de jeu, ou même de nouvelles géographies inédites.

La gestion de l’attention et la valorisation économique des contenus du jeu produisent de nouveaux risques

Dans les années 2010, les jeux en ligne sont repensés suivant le modèle de plateformes en ligne fonctionnant comme des marchés bifaces : une face regroupe les joueurs producteurs de contenus, une autre face regroupe les joueurs consommateurs. Le processus de « captation de valeur » des clients répartis sur les deux versants du marché est plus facile à maîtriser pour l’entreprise. Ce modèle permet également de mieux identifier les risques encourus par les joueurs sur chaque versant.

Les risques pour les joueurs-consommateurs

Sur le versant des joueurs consommateurs de contenus, le modèle hybride un accès « pay to play » par abonnement qui offre des privilèges avec un accès « free to play » gratuit et sans avantage.

Ce dernier subventionne l’entrée rapide et en masse de joueurs, afin d’accentuer l’effet d’entraînement social – l’effet « de réseaux »– pour écraser les plates-formes concurrentes qui n’arrivent alors plus à capter ces joueurs déjà sédentarisés ailleurs. Trois formes de risques existent sur ce versant du marché.

Un premier risque psychosocial s’accentue sur ces plates-formes. Grâce à l’analyse constante des données d’activité des joueurs, les plates-formes personnalisent en permanence les expériences de jeu. Deux comportements de jeu sont alors stimulés à l’extrême : d’un côté un encouragement constant à explorer la nouveauté, souvent à découvrir des équipements de jeu inconnus et plus rares (armes, protections, consommables, etc.) Une dispersion extrême de l’attention est donc possible.

De l’autre, une incitation aux activités très répétitives de « farming », c’est-à-dire produire de manière ininterrompue une grande quantité d’équipements de jeu. Avec l’espoir de les échanger contre d’autres, plus rares et plus efficaces. Une focalisation prolongée de l’attention sur une activité quasi-mécanique est possible.

Ces deux mécanismes de design retiennent efficacement le joueur, mais peuvent lui faire courir un risque psychosocial. Il est le produit d’une difficulté à interrompre l’activité de jeu et d’une frustration à ne jamais arriver à ses fins.

Deuxièmement, un risque socioéconomique est associé au « farming ». Un joueur désargenté mais spécialiste de la collecte d’équipements en jeu peut échanger ces richesses contre des crédits de temps d’abonnement d’un autre joueur, il est donc capable de prolonger son abonnement sans jamais payer. Se maintenir gratuitement dans le jeu demande d’y exercer une activité de collecte particulièrement chronophage souvent adoptée par des enfants sans argent de poche ou de classe populaire. Avec de possibles empiètements sur d’autres temps de vie.

Un troisième et dernier risque d’ordre socioéconomique et psychosocial peut survenir lorsque l’escroquerie d’autres joueurs est autorisée. L’arnaque intervient souvent à l’instant de l’échange des monnaies virtuelles, des équipements, voire des personnages de jeu. Cette déviance peut de facto être tolérée, car certaines entreprises sont réticentes à punir des joueurs-arnaqueurs qui sont aussi leurs clients. Cette perte de capital économique est souvent perçue comme étant d’autant plus grande que la victime est jeune et a pu passer du temps à jouer. Un risque psychosocial peut aussi survenir chez des joueurs qui perdent brusquement tout ou partie des équipements rares accumulés sur leur personnage, parfois au prix de plusieurs années de jeu.

Les risques pour les producteurs de contenus

Depuis un certain temps, les entreprises mettent à disposition des joueurs un logiciel de création de contenus gratuits ou payants et plus ou moins performants. Deux types de contributeurs coexistent alors sur le versant des producteurs.

Premièrement, des contributeurs plus âgés et expérimentés, dont certains exercent des métiers liés au numérique. Ils travaillent plus volontiers en équipe et créent des contenus de jeu payants. Quelques équipes chevronnées mettent à profit leurs week-ends ou leur temps de chômage pour produire la majorité des contenus plébiscités par les joueurs et empocher le gros des revenus reversés par la plate-forme. Ici figure par exemple pour Roblox le nombre de joueurs pour les 100 mods les plus joués et qui sont principalement payants.

Dans la lignée des travaux sur le digital labor, un risque de précarisation du travailleur est identifié ici, car les contenus sont élaborés par des contributeurs sans contrat de travail.

Deuxièmement, on identifie des contributeurs bénévoles, souvent plus jeunes et peu expérimentés, dont certains sont des enfants. Ils produisent l’essentiel des modifications du jeu. Cette production bénévole induit deux effets de rétention.

Le premier suit une logique de saupoudrage : la multitude de « mods » gratuits remporte une d’adhésion limitée au cercle restreint des proches. Par exemple, les amis d’école du producteur de contenus. Mais la somme des contenus atteint beaucoup de joueurs.

Le second effet de rétention découle d’une minorité de « mods » gratuits qui rencontrent de manière imprévisible un vif succès auprès du plus grand nombre, suivant une dynamique de « longue traîne ».

Un débat s’ouvre ici autour de la définition d’un nouveau risque socioéconomique : il vise souvent les quelques contenus gratuits qui remportent un succès imprévu.

Dans leur cas, dès lors que l’activité bénévole encouragée permet de retenir un nombre incalculable de joueurs qui vont payer plus longtemps l’entreprise, ne doit-on pas parler d’exploitation d’un travail gratuit ? Ou bien considère-t-on sans s’appesantir sur les rares succès d’ampleurs que la passion légitime le rattachement désintéressé de tous les joueurs engagés dans des logiques productives ?

Des risques qui dépassent le design attentionnel

La nature des risques encourus par les joueurs en ligne s’avère donc largement déborder les questions de design attentionnel. Tous ces risques sont à la croisée des choix de game design et des choix de modèles économiques des jeux. Il semble donc nécessaire de réguler ces deux éléments conjointement.

Le cas des enfants producteurs de contenus rémunérés illustre la démarche à suivre. Leurs contenus à succès représentent une part minime en proportion de toutes les contributions de joueurs. Mais leur décompte total augmentera avec la massification de publics de plates-formes de jeux équipées d’outils de « modding » destinés aux enfants. À ce titre, l’exemple de la popularisation fulgurante de Roblox auprès des enfants américains devrait être analysé avec attention.

Enfin, on peut mettre en regard un changement législatif de 2017 en France. Il concerne les enfants influenceurs qui font la promotion de marques sur Instagram ou YouTube. L’exception d’emploi d’enfants jusqu’ici en vigueur dans le milieu du spectacle et de la publicité leur est désormais ouverte. Il reste à s’assurer que ce modèle soit suffisamment protecteur et à demander au législateur dans quelle mesure il serait transposable aux activités rémunératrices des jeunes participants à des jeux vidéo en ligne.

Bruno Vétel, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, IAE de Poitiers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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