Le fléau que représentent les insectes acridiens est mentionné dans l’histoire humaine depuis la nuit des temps. Il correspond à la huitième plaie d’Égypte mentionnée dans la civilisation égyptienne antique et dans la Bible.
En parler revient à parler de l’Afrique, car les invasions de criquets pèlerins sont récurrentes sur ce continent. Les premiers enregistrements historiques des invasions datent de 1861, et depuis cette date, 11 invasions généralisées ont été enregistrées jusqu’à la dernière, en 2020. Une invasion peut durer de 1 à plus de 10 ans.
Depuis 1989, les invasions sont devenues plus périodiques et plus stables, avec une invasion tous les 15 ans (1988-89, 2004-05, 2019-2020).
Qui est le criquet pèlerin ?
Décrit par Forskål en 1775 sous le nom de Gryllus gregarius, et appelé de nos jours Schistocerca gregaria, le criquet pèlerin est un insecte de l’ordre des Orthoptères, du sous-ordre des caelifères, regroupant les criquets, locustes et sauteriaux. Il s’agit d’un gros insecte, pesant de 2 à 3 g, dont la durée de vie moyenne est de 3 à 5 mois, avec une vie larvaire d’une trentaine de jours. Dans des conditions de développement optimales, une femelle peut déposer de 300 à 400 œufs au cours de sa vie.
Parmi les quelque 11 000 espèces actuelles que comptent les Orthoptères Caelifères, Schistocerca gregaria fait partie des quelques espèces d’acridiens dites grégariaptes, c’est-à-dire dont les individus changent de comportement, de physiologie, de couleur et de forme en réponse à des variations de leur abondance. Quand les densités sont faibles, les criquets sont dans une phase dite solitaire.
Quand les densités sont élevées et que les ressources locales s’épuisent, les criquets rentrent dans une phase dite grégaire (ils se regroupent en bandes larvaires ou en essaims d’adultes ailés très mobiles.
L’espèce connaît ainsi une alternance de phases solitaires, qui ne posent pas de problème aux cultures, et de phases grégaires, qui peuvent se traduire par des invasions catastrophiques pour l’homme. Les individus grégaires sont plus petits et plus colorés que les solitaires. Le passage de la forme solitaire à la forme grégaire se fait au minimum sur 4 générations : c’est donc un processus rapide (moins d’un an), ce qui complique la tâche de surveillance des populations.
Un seul essaim comprend jusqu’à plusieurs milliards d’individus, qui suivent le vent pour trouver de la nourriture et avalent en un seul jour la nourriture consommée en une semaine par toute la population du Grand Londres. Ces essaims, dévastateurs et mobiles, peuvent parcourir des milliers de kilomètres en quelques semaines et pondre leurs œufs dans des localités très éloignées les unes des autres. Ce sont ces migrations d’essaims qu’on appelle invasions.
Les causes de la grégarisation sont donc avant tout environnementales, et les changements climatiques seraient impliqués dans les dernières invasions. Keith Cressman, spécialiste des invasions acridiennes à la FAO, considère ainsi que l’origine de la crise actuelle réside dans une succession de cyclones, dont le nombre n’a cessé d’augmenter depuis dix ans.
Étendue géographique
L’aire d’invasion du criquet pèlerin couvre environ 31 millions de kilomètres carrés, soit presque la totalité de l’Afrique au nord de l’équateur, la péninsule arabique et l’Asie du Sud-Ouest. Cette aire concerne l’agriculture et les pâturages de plus de 65 pays ; elle représente plus de 20 % des terres émergées et le dixième de la population mondiale. Au cours des années de rémission, les populations de criquets pèlerins restent cantonnées dans les parties les plus désertiques de l’aire d’habitat.
L’impact macro-économique des invasions a été particulièrement important par le passé, avec de nombreuses famines enregistrées, dont les plus récentes en Éthiopie et au Soudan dans les années 1950. Les moyens modernes de surveillance et de lutte permettent en théorie de maîtriser l’impact des invasions, mais les dégâts annuels du criquet pèlerin peuvent cependant atteindre plusieurs dizaines de millions d’euros.
Quelle est la situation en 2020 ?
La Corne de l’Afrique a connu cette année la pire invasion de criquets pèlerins depuis des décennies. L’Éthiopie, le Kenya et la Somalie sont confrontés à une situation tout à fait exceptionnelle : le Kenya n’avait pas connu une telle invasion depuis 70 ans, la Somalie et l’Éthiopie depuis un quart de siècle. Des dizaines de milliers d’hectares de terres cultivées et de pâturages ont déjà été endommagés.
Quels moyens pour lutter contre les acridiens ?
Auparavant, les paysans luttaient contre les criquets migrateurs par des méthodes traditionnelles : ils frappaient les bandes larvaires avec des branchages et piégeaient les larves dans des tranchées afin de les ramasser pour les consommer. Certains criquets attrapés furent consommés en brochettes dans les cours royales des Assyriens (vers 700 ans av. J.-C.) !
Avec l’avènement des insecticides de synthèse, la lutte chimique a pris le devant de la lutte anti-acridienne. Ce traitement s’est cependant traduit par un bilan environnemental très lourd, avec une intoxication des humains et du bétail, et la destruction de la faune locale. La communauté scientifique mondiale a donc recherché des méthodes de lutte alternatives plus respectueuses de l’environnement.
Actuellement, la lutte anti-acridienne s’organise avec d’une part une surveillance régulière des populations, et d’autre part des traitements chimiques à l’échelle locale en cas de risque accru de grégarisation. La situation est cependant loin d’être simple.
La lutte préventive est ainsi basée sur la surveillance intensive des aires grégarigènes. L’utilisation des outils de communication performants (eLocust3 ; DLIS – Desert Locust Information Service), des prévisions climatiques saisonnières, et l’introduction plus récente des drones ont permis d’améliorer le système d’alerte précoce.
Les traitements locaux ont pour but de contrôler les petites concentrations de criquets dans des aires bien définies, et s’inscrivent de plus en plus dans des méthodes utilisées en lutte biologique. Les champignons entomopathogènes – des champignons parasites qui entraînent la mort des insectes – sont ainsi considérés comme les agents les plus prometteurs. D’autres substances végétales pourraient constituer des sources de bio-pesticides contre les insectes, en meilleure harmonie avec l’environnement.
La présence d’un facteur de grégarisation dans l’écume recouvrant les œufs du criquet pèlerin pourrait être utilisée pour provoquer la grégarisation à une période défavorable pour le criquet, et sans danger pour l’homme, par exemple avant que la végétation ne pousse sous l’influence favorable des pluies sahariennes : les larves seraient ainsi condamnées à brève échéance.
Quelles que soient les méthodes de lutte utilisées, il est clair que les populations de criquets doivent être régulièrement contrôlées et suivies, de manière à déclencher les interventions précoces nécessaires pour prévenir la grégarisation à l’échelle locale. L’insécurité et l’instabilité qui interdisent l’accès à de nombreuses régions pour la surveillance acridienne, notamment du fait de conflits armés, accroissent les risques d’invasion, comme le montrent les cartes publiées par la FAO. Ainsi le Yémen, où la guerre sévit depuis 2016, connaît des invasions répétées de criquets pèlerins.
La défaillance du dispositif de prévention est également de nature organisationnelle, car il n’existe pas de véritables plans prévisionnels d’urgence permettant une mobilisation de fonds et une intervention immédiates sur une population en phase de grégarisation.
Avec la Covid-19, quel impact ?
Pour lutter contre les acridiens, et sous la direction de la FAO, plusieurs pays ont développé des stratégies de coopération visant à rendre l’opération de lutte anti-acridienne plus efficace, mais avec l’apparition de la Covid-19, la situation s’est aggravée à cause de la fermeture des frontières, et de la complication des échanges de produits chimiques. Malgré toutes ces contraintes, la FAO continue à maintenir ses actions et ses efforts pour contrôler la situation dans les régions les plus touchées comme les pays de la Corne de l’Afrique, d’autres pays au Moyen-Orient et l’Inde.
Haithem Tlili, Étudiant doctorant à la Faculté des Sciences de Tunis (FST) - Université de Tunis El Manar - étudiant stagiaire à l’ISYEB, Institut systématique, évolution, biodiversité, UMR 7205 ; entomologiste, acridologue et écologue, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN); Khemais Abdellaoui, Professeur associé de physiologie des insectes , Institut Supérieur Agronomique Chott Mériem (Université de Sousse); Laure Desutter-Grandcolas, Professeure, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN); Manel Ben Chouikha, Doctorante, Université de Gabés et Mohamed AMMAR, Professeur d’agronomie, Institut national agronomique de Tunisie (INAT)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.